L'Institut Benjamenta est un petit établissement qui se fait connaître de bouche à oreille... Tenu par deux enseignants qui tiennent davantage lieu de parents officieux que de professeurs officiels, son programme se résume brièvement :
« Il n'y a qu'un seul cours qui se répète continuellement : « Comment un garçon doit-il se conduire ? » En somme, tout l'enseignement tourne autour de ce problème. »
A partir de là, les brimades, punitions et humiliations ne nécessitent plus de justification et s'exercent sur les rares élèves qui se sont dévoués à intégrer
l'Institut Benjamenta. Démarche masochiste ? … ou démarche désespérée. Pour Jacob von Gunten, il est clair que son intégration relève surtout du premier penchant, mais aussi d'une volonté salvatrice de quitter un milieu social aisé où tout est donné, où tout est factice, pour repartir dans l'anonymat le plus complet et pour acquérir son mérite par ses propres forces. Mais si Jacob justifie ainsi son intégration, quels sont les mobiles qui expliquent la présence de Kraus le simplet, de Fuchs l'hypocrite ou de Hans le primaire ? Et qu'est-ce qui a pu conduire M. Benjamenta à ouvrir cet étrange institut où l'on enseigne l'humilité jusqu'à l'abnégation ?
Jacob von Gunten passe au crible de son regard amusé le caractère et les manies de ses camarades. A travers eux, un large
pan de l'humanité se laisse déjà décrire. Ne manquait plus que l'étude de la personnalité du narrateur, qui bénéficie de toutes les nuances progressivement acquises par l'enseignement Benjamenta. Humour et dérision caractérisent ce Jacob qui sait n'être rien mais qui ne peut s'empêcher de jouer la tragédie, se lamentant et pleurant sur son sort avec un air de je-m'en-foutisme aérien.
« Je serai toujours capable de m'échauffer, car rien de personnel ni d'égoïste ne m'empêchera jamais de me passionner, de m'enflammer, d'éprouver de la sympathie. Comme je suis heureux de n'avoir rien découvert en moi qui fût estimable ou curieux ! Être insignifiant et le rester. »
La ressemblance avec Kafka est évidente mais la plus frap
pante est peut-être celle qui unit cet Institut Benjamenta à
La faim de
Knut Hamsun. En effet, que caractérise le mieux les narrateurs de ces deux
romans sinon leur volonté incompréhensible, masochiste et autodestructrice, de vouloir se placer de leur propre gré dans des situations impossibles, de s'y installer douloureusement et d'en jouir avec tristesse ?
« Reverrai-je jamais un sapin de montagne ? Ce ne serait d'ailleurs pas un bien grand malheur. Se passer de quelque chose : cela aussi a de l'odeur et de la sève. »
On découvre également des similitudes entre les pensées de Jacob et la force vitale transmise par la philosophie dansante d'un
Nietzsche ou d'un
Cioran (« La race humaine perd le courage de vivre avec toutes ces sciences, dissertations et traités ») mais ici, l'abolition de la frontière entre légèreté et aliénation se fait extrêmement ténue. On progresse avec appréhension dans la lecture, se demandant à chaque page tournée vers quel monstre d'insignifiance se dirige Jacob von Gunten.
L'institut Benjamenta, s'il plaît ou attire, mériterait que l'on se pose cette question : quel moteur inconscient nous pousse nous-mêmes à rechercher l'humiliation par substitution ? Quel plaisir pensons-nous tirer du récit d'un jeune garçon qui procède sciemment au gâchis de son existence ?
L'institut Benjamenta se donne l'apparence d'un institut fermé inaccessible au grand nombre : il faut passer des examens pour y être intégré et suivre ensuite une discipline fermement inculquée. Mais certaines indications devraient nous mettre en alerte :
« L'enseignement qui nous est donné consiste ici principalement à nous inculquer l'obéissance et la patience, deux qualités qui promettent peu de succès, voire pas du tout. Des succès intérieurs, certes. Mais quel profit tire-t-on de ceux-là ? »
Et qu'est-ce que la vie docile, soumise aux volontés d'autrui, dont les potentialités ont été gâchées à force d'aliénation, sinon un Institut Benjamenta grandeur nature ? Prenant conscience de cette ressemblance, on oscillera une fois encore entre répulsion et attrait –attrait pour cette communion de l'indifférence qui se fait dans la joie la plus résignée qui soit, et répulsion pour l'insignifiance même d'un récit qui semble n'être plus qu'une voix anonyme perdue dans un immense brouhaha.
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