Il arrive parfois que certains romans arrivent à point nommé sur le marché.
Les Somnambules (ou The Wanderers en version originale) compte définitivement parmi ceux-là.
En 2019, l'américain
Chuck Wendig — surtout connu en France pour quelques romans Star Wars — publie un énorme pavé de 1165 pages.
Son sujet ? Une pandémie mondiale frappe l'humanité et fait s'effondrer la société, scindant l'Amérique en deux.
Quelques mois plus tard, la CoVid 19 débarque et le roman de
Chuck Wendig s'avère prophétique à plus d'un titre.
Aujourd'hui traduit par les éditions Sonatine,
Les Somnambules convoque aussi bien
Stephen King que
Justin Cronin pour une histoire post-apocalyptique terrifiante et pourtant passionnante.
Si la pandémie m'était contée
C'est par un jour ordinaire pour Shana Stewart que débute
Les Somnambules.
Cette jeune américaine se réveille comme tous les jours avant de découvrir que sa soeur, Nessie, n'est plus dans sa chambre. Étonnée, Shana retrouve Nessie pieds nus à l'extérieur de la maison, marchant vers la route principale…comme une somnambule !
Impossible à arrêter, la jeune Nessie est vite rejointe par d'autres personnes. Tous semblent frappés par une mystérieuse maladie qui transforme ses victimes en marcheur implacable dénué de toute réaction ou pensée.
Bientôt, un troupeau de malades se forme au coeur des États-Unis, vite rejoint par leurs proches respectifs — les bergers — puis par les hommes du CDC et par la police.
Que se passe-t-il donc chez ces gens dont la peau semble imperméable aux aiguilles et que toute tentative d'arrêt transforme en bombe humaine ?
Pour le découvrir, Benjamin Ray, un ancien du CDC est recruté par Sadie Emeka, la responsable d'une Intelligence Artificielle employée pour prédire les pandémies à travers le monde : Black Swan. Ensemble, il se penche sur le phénomène et découvrent vite qu'il défie toute logique scientifique et médicale !
Pour couronner le tout, l'inquiétude croit de façon exponentielle parmi la population américaine. En quête de réponse, Matthew Bird, un pasteur d'une petite ville, parcourt la Bible et finit par relire l'Apocalypse selon
Saint-Jean. Pour lui et son nouvel acolyte, le dangereux suprémaciste Ozark Stover,
les somnambules sont une menace pour le peuple américain et un complot d'une puissance étrangère que la présidente démocrate Hunt ne peut (ou ne veut) pas arrêter.
Alors que le candidat républicain Ed Creel s'insurge contre l'inaction des autorités, le troupeau grossit encore et encore…et la peur se propage comme un feu de forêt.
Si ce genre de postulat vous dit quelque chose, c'est parce que
Chuck Wendig, par coïncidence ou par prescience, tape en plein dans le mille de ce que notre monde vit actuellement avec la CoVid 19.
Dans
Les Somnambules, l'épidémie se vit à travers les yeux de plusieurs personnages qui ne sont pas forcément les plus puissants mais qui offrent une large variété de points de vues sur la situation, du scientifique du CDC à la rock star usée en quête de gloire en passant par le pasteur américain paumé.
Ce qui affleure ici, c'est la volonté de Wendig de donner une vision plurielle de la crise sanitaire et y adjoignant à la fois une perspective intimiste, scientifique, sociale et politique.
Par son ampleur cependant, le roman pourra en décevoir certain puisqu'il s'agit ici avant tout d'une histoire américaine avec la vision d'un américain sur l'Amérique elle-même. Pourtant, cette plongée dans l'Amérique moderne entre en résonnance avec notre société occidentale puisqu'en substance, on retrouve les mêmes mécanismes de défense face à la peur d'un danger inconnu et impénétrable.
Au coeur de la peur
Plus qu'un roman sur une pandémie,
Les Somnambules se penche sur ce qu'il se passe lorsque les gens sont confrontés à l'inconnu.
Avec une lucidité à toute épreuve,
Chuck Wendig décrit la tentative de rationalisation de l'américain moyen face à un phénomène qui fait peur et, plus particulièrement, face à la maladie.
Toute une partie du roman est d'ailleurs consacrée à l'épopée de Matthew Bird, un pasteur dont la femme en dépression a bien du mal à s'en sortir sans médicament et dont le fils, Bo, a de très mauvaises fréquentations.
Petit à petit,
Chuck Wendig se sert du personnage de Matthew pour pénétrer dans la sphère complotiste et ceux qui veulent à tout pris trouver un responsable à un fléau qu'ils ne comprennent pas. En s'enfonçant dans le monde d'Ozark Stover, suprémaciste blanc et lieutenant d'Ed Creel, pseudo-
Donald Trump aussi dangereux qu'opportuniste, le roman terrifie le lecteur par sa capacité à taper dans le mille, rappelant à la fois la situation qu'a traversé les USA ou le Brésil dirigés tous deux par des présidents ayant renié le réel, mais également une certaine catégorie de populistes à la française qui se servent de la peur d'une population terrifiée pour recruter et fomenter une révolution qui n'a rien de bénéfique en définitive.
La peur qui habite l'histoire des Somnambules force les personnages à faire des choses irrationnelles ou, au contraire, à tenter de trouver le soutien de personnes lucides dans une société qui perd pied.
Entre les podcasts douteux, les fake news sur le net et les déclarations populistes,
Chuck Wendig élargit le scope de son intrigue et parvient à saisir le danger sous-jacent à son intrigue : celui d'une opportunité unique pour ceux qui savent instrumentaliser la peur.
C'est aussi l'occasion de rappeler que ce sont les mêmes qui nient le réchauffement climatique et permettent, au final, la contamination humaine par un vecteur infectieux destructeur… encore une fois, le roman s'avère prophétique (le vecteur étant ici la chauve-souris, encore envisagé à l'heure actuelle pour le CoVid-19).
Un page-turner calibré comme un coucou suisse
Ce qui impressionne clairement dans ce pavé de plus de 1100 pages, c'est la faculté de
Chuck Wendig à alterner ses intrigues pour les faire converger vers un but final évident (l'affrontement des factions en présence) mais néanmoins passionnant.
La force de ses personnages, de la famille Stewart au doux-dingue de Pete Corley, réside dans le fait de toujours parvenir à ajouter une nouvelle dimension à l'intrigue générale en refusant de se contenter d'un simple suivi d'une catastrophe planétaire.
En mêlant réflexion sur la prise en charge sanitaire, influence du politique sur la tenue des opérations et manipulations de l'opinion,
Les Somnambules jonglent avec une efficacité remarquable entre ses thématiques et rythme à la perfection ses péripéties, disséminant les cliffhangers et les retournements de situations pour garder le lecteur éveillé jusqu'au bout. Si certains y verront davantage un artifice narratif quasi-sériesque, les autres apprécieront à coup sûr la capacité du roman à tenir en haleine sur la longueur.
Dieu et la science sont dans un bateau…
Enfin, dernier gros point fort de ce roman décidément monstrueux, sa capacité à réfléchir sur Dieu notamment dans une nation où la religion reste une préoccupation fondamentale.
Dans
Les Somnambules, l'adage qui veut que « Dieu a créé l'homme » se prolonge par l'homme qui créé Dieu à son tour. Les interrogations philosophiques qui découlent de la création et des actions de l'intelligence artificielle Black Swan en disent long sur le sujet.
De même, l'évolution théologique du pasteur Bird et l'ambivalence de Benjamin Ray tiraillé entre Dieu et son rôle de scientifique permettent quelques belles discussions sur le sujet.
Enfin, c'est aussi le choix de Benjamin à Longacre de travestir la science pour un but noble qui fera débat une bonne partie de l'histoire, rejoignant en ce sens le questionnement de la mini-série Chimerica où un journaliste trafiquait une photo pour dénoncer une guerre terrible. le mensonge pour le bien est-il envisageable dans une société qui ne s'émeut plus de grand chose et qui cherche le buzz à tout pris ? Doit-on utiliser les armes de ses ennemis ?
En face, la faction suprémaciste met non seulement en lumière le racisme ordinaire aux États-Unis mais aussi son prétexte commode pour des personnes qui, au fond, ne cherchent qu'à propager haine, violence et asseoir leur propre pouvoir.
Paradoxalement,
Les Somnambules a beau diviser son monde, il n'en oublie jamais l'espoir au coeur, celui d'une minorité capable de s'unir autour de personnes chères et de protéger un futur qui, pourtant, semble bien compromis. En ce sens, le roman de
Chuck Wendig laisse un espoir à l'humanité et une voie de secours… mais celle-ci suffira-t-elle ?
Roman foisonnant, passionnant, intense et horriblement prémonitoire,
Les Somnambules s'impose d'emblée comme un roman post-apocalyptique qui fera date.
Chuck Wendig a tout compris des mécanismes de la peur et de la pandémie, qu'elle soit infectieuse ou idéologique… et le résultat est véritablement impressionnant.