Il n’est pas étonnant que ces jardins de contemplation soient devenus pour nous le parfait miroir de l’âme japonaise – comme le haïku, né vers la même époque, où tout l’univers tient dans une feuille qui tremble ou une grenouille qui plonge dans l’eau, nous semble aujourd’hui la suprême forme de la poésie nippone.
Éparpillées dans la nature comme des huttes polynésiennes, parfois si sacrées que l’empereur seul y a droit d’accès, ces structures modestes semblent naines auprès des arbres géants, frères vivants des troncs qui fournirent les piliers lisses et les solives bien équarries des chapelles. Ils portent en eux la divinité dont les édicules humains semblent simplement contenir ou concentrer une parcelle.
Nous savons maintenant que ni l’air ni l’eau ne sont éternels, et qu’un jour, par notre faute peut-être, ce globe privé d’air et d’eau continuera à naviguer dans le ciel.
Il arrive qu'un journal illustré, entrouvert il y a des années, laisse en nous des traces aussi profondes qu'un grand livre ou qu'une rencontre mémorable. À l'époque où Life était l'hebdomadaire américain par excellence, dans un numéro tourné probablement par une main négligente ( toujours ce qu'on s'attendait à voir : la guerre du Vietnam ou celle de Corée, mêlée à des vedettes de cinéma, du sport, ou de la politique du moment ), je tombai sur la dernière page, réservée d'ordinaire à la "photographie de la semaine", sans référence aux événements d'actualité, élue seulement pour ce que l'image présentait d'exceptionnel, de beau ou de saisissant. Cette fois, c'était, en pleine page, un instantané de femme vue de dos. Une dame quelconque, un peu épaisse, sans doute située entre la quarantaine et la soixantaine, un manteau de voyage qu'on devinait beige, souliers de ville à talons mi-haut, petit chapeau sûrement acheté dans un grand magasin, sac volumineux, serré sous le bras avec ce geste possessif qu'ont souvent les femmes un peu mûres, et qui contenait à n'en pas douter le porte-monnaie, quelques billets de banque, l'assurance-santé, le portrait des enfants ou des petits-enfants, peut-être un de ces petits carrés de papier de soie imprégnés de produit chimique qui donnent à l'Américain en voyage l'impression de s'être lavé les mains. Une rombière américaine telle qu'on les rencontre, innombrables, dans les magasins de souvenirs et les restaurants convenablement bien côtés. Celle-ci était debout devant une mer calme ; une vaguelette léchait le sable à quelques mètres de ses souliers. Cette photographie prise sans doute au cours d'un petit voyage en Californie, par un mari ou un fils un peu en retrait sur la plage, avait eu les honneurs de la semaine parce que, l'instant qui suivit le déclic, une énorme lame de fond emporta la femme, le chapeau du grand magasin, le manteau, le sac, les papiers d'identité avec les portraits des enfants ou des petits-enfants, en fait, toute une vie. Ce qui avait été une forme, une forme reconnaissable, chérie peut-être, ou détestée, ou l'objet pour les siens d'une tranquille indifférence, tricotant ou jouant ou jouant au bridge, aimant la glace aux framboises, en parfaite santé ou atteinte de varices ou peut-être d'un cancer au sein, et jusqu'aux accessoires et au tout-fait de la société de consommation, s'était d'un seul coup amalgamé à la mer informe. Mrs Smith ( si c'était son nom ), ou Jones, ou Hopkins, avait disparu dans le primordial et l'illimité. J'ai repensé plusieurs fois à elle. J'y pense encore. À l'heure qu'il est, je suis peut-être la seule personne sur la terre à me souvenir qu'elle a été.
Onze millions [de Tokyoïtes] exerçant comme nous tous leurs petites libertés à travers des contraintes si habituelles qu’on ne les sent plus : déblatérer contre le patron : aller le soir au bain public ou aux cafés dans lesquels on s’abreuve de rock, ou au cinéma ; choisir de déjeuner d’une soupe aux haricots rouges ou de riz coagulé flanqué d’un œuf cru, de faire l’amour dans un love hotel où l’on échappe à la promiscuité familiale, ou de dormir tous ensemble sur les couvertures de couchage à même le sol, dans le chaud cocon domestique. Les termites eux aussi ont sans doute de tels choix dans leurs termitières.
Mais les vrais dieux, les objets d’art véritables, chatoyants et sinueux, avivant ou modifiant à chaque pulsation leurs couleurs de pierres précieuses, sont les carpes et les dorades de l’étang miniature, moins poissons qu’esprits des eaux. Je pense à ce peintre de légende dont la vie se passa à copier le beau faufilement des carpes entres les herbes, et dont chaque croquis, jeté à l’eau, devenait aussitôt un poisson véritable.
Le brocart vaguement biscornu qui couvre la tête de la nouvelle épousée est censé représenter un « cache-cornes », appendices légendaires qui symbolisent ici l’agressivité des femmes, et qu’il s’agit de ne pas laisser voir trop vite au mari.
Le jour et la nuit sont les voyageurs de l’éternité… Ceux qui pilotent un bac ou mènent tous les jours leur cheval aux champs jusqu’à ce qu’ils succombent sous la vieillesse voyagent aussi continuellement. Bien des hommes de l’ancien temps sont morts sur les routes. J’ai été tenté à mon tour par le vent qui déplace les nuages, et pris du désir de voyager aussi.
(Bashô, traduit par M Yourcenar)
Tout moment est dernier parce qu'il est unique.
Tout moment est dernier, parce qu’il est unique.