Citations sur Mémoires d'Hadrien (763)
je voulais revoir de là-haut ce phénomène de l'aurore, prodige journalier que je n'ai jamais contemplé sans un secret cri de joie.
A la hauteur du sommet, le soleil fait reluire les ornements de cuivre du temple, les visages éclairés sourient en pleine lumière, quand les plaines de l'Asie et de la mer sont encore plongées dans l'ombre ; pour quelques instants, l'homme qui prie au faîte est le seul bénéficiaire du matin.
Je retrouvais le cercle étroit des femmes, leur dur sens pratique, et leur ciel gris dès que l'amour n'y joue plus. Certaines aigreurs, une espèce de loyauté rêche, m'ont rappelé ma fâcheuse Sabine. Les traits de ma visiteuse semblaient aplatis, fondus, comme si la main du temps avait passé et repassé brutalement sur un masque de cire molle ; ce que j'avais consenti, un moment, à prendre pour de la beauté, n'avait jamais été qu'une fleur de jeunesse fragile. Mais l'artifice régnait encore : ce visage ridé jouait maladroitement du sourire. Les souvenirs voluptueux, s'il y en eut jamais, s'étaient pour moi complètement effacés ; il restait un échange de phrases affables avec une créature marquée comme moi par la maladie ou l'âge, la même bonne volonté un peu agacée que j'aurais eue pour une cousine surannée d'Espagne, une parente éloignée arrivée de Narbonne.
Je voulais que l'immense majesté de la paix romaine s'étendit à tous, insensible et présente comme la musique du ciel en marche ; que le plus humble voyageur pût errer d'un pays, d'un continent à l'autre, sans formalités vexatoires, sans dangers, sûr partout d'un minimum de légalité et de culture...
Je me disais qu'il était bien vain d'espérer pour Athènes et pour Rome cette éternité qui n'est accordée ni aux hommes ni aux choses, et que les plus sages d'entre nous refusent même aux dieux. Ces formes savantes et compliquées de la vie, ces civilisations bien à l'aise dans leurs raffinements de l'art et du bonheur, cette liberté dans l'esprit qui s'informe et qui juge dépendaient de chances innombrables et rares, de conditions presque impossibles à réunir et qu'il ne fallait pas s'attendre à voir durer. Nous détruirions Simon ; Arrien saurait protéger l'Arménie des invasions alaines. Mais d'autres hordes viendraient, d'autres faux prophètes. Nos faibles efforts pour améliorer la condition humaine ne seraient que distraitement continués par nos successeurs ; la graine d'erreur et de ruine contenue dans le bien même croîtrait monstrueusement au contraire au cours des siècles. Le monde las de nous se chercherait d'autres maîtres ; ce qui nous avait paru sage paraîtrait insipide, abominable ce qui nous avait paru beau. Comme l'initié mithriaque, la race humaine a peut-être besoin du bain de sang et du passage périodique dans la fosse funèbre. Je voyais revenir les codes farouches, les dieux implacables, le despotisme incontesté des princes barbares, le monde morcelé en états ennemis, éternellement en proie à l'insécurité. D'autres sentinelles menacées par les flèches iraient et viendraient sur le chemin de ronde des cités futures ; le jeu stupide, obscène et cruel allait continuer, et l'espèce en vieillissant y ajouterait sans doute de nouveaux raffinements d'horreur. Notre époque, dont je connaissais mieux que personne les insuffisances et les tares, serait peut-être un jour considérée, par contraste, comme un des âges d'or de l'humanité.
[...] je pense souvent à la belle inscription que Plotine avait fait placer sur le seuil de la bibliothèque établie par ses soins en plein Forum de Trajan : Hôpital de l'âme.
Fonder des bibliothèques, c'était encore construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l'esprit qu'à certains signes, malgré moi, je vois venir.
« Je voulais que l'immense majesté de la paix romaine s'étendît à tous, insensible et présente comme la musique du ciel en marche ; que le plus humble voyageur pût errer d'un pays, d'un continent à l'autre, sans formalités vexatoires, sans dangers, sûr partout d'un minimum de légalité et de culture ; que nos soldats continuassent leur éternelle danse pyrrhique aux frontières ; que tout fonctionnât sans accroc, les ateliers et les temples ; que la mer fût sillonnée de beaux navires et les routes parcourues par de fréquents attelages ; que, dans un monde bien en ordre, les philosophes eussent leur place et les danseurs aussi. Cet idéal, modeste en somme, serait assez souvent approché si les hommes mettaient à son service une part de l'énergie qu'ils dépensent en travaux stupides ou féroces ; une chance heureuse m'a permis de le réaliser partiellement durant ce dernier quart de siècle. »
Les poètes nous transportent dans un monde plus vaste ou plus beau, plus ardent ou plus doux que celui qui nous est donné, différent par là même, et en pratique presque inhabitable.
Je ne me tuerai pas, on oublie si vite les morts.
Chacun de nous a plus de vertus qu'on ne le croit, mais le succès seul les met en lumière, peut-être parce qu'on s'attend alors à nous voir cesser de les exercer.