Citations sur Le Monde d'hier : Souvenirs d'un Européen (279)
Peut-être étaient-ce justement ce monde "solide", sage et rangé, d'où je venais, et le fait que je me sentais moi-même affecté jusqu'à un certain point du complexe de la "sécurité" qui me faisaient paraître attachants tous ceux qui se montraient prodigues et presque dédaigneux de leur vie, de leur temps, de leur argent, de leur santé, de leur bonne réputation, ces passionnés, ces monomanes de la pure et simple existence sans but.
"Mais qu'est-ce donc que la culture si ce n'est d'extraire de la matière brute de la vie ce qu'elle a de plus fin, de plus délicat, de plus subtil par les douceurs de l'art et l'amour ?
Il ne m’a servi à rien d’avoir exercé près d’un demi-siècle mon cœur à battre comme celui d’un « citoyen du monde ». Non, le jour où mon passeport m’a été retiré, j’ai découvert, à cinquante-huit ans, qu’en perdant sa patrie on perd plus qu’un coin de terre délimité par des frontières. (L’agonie de la paix)
Debout dans la chambre devenue tout à coup extraordinairement silencieuse, nous nous taisions et nous évitions de nous regarder. De l'extèrieur nous parvenait le gazouillis des oiseaux qui, dans leurs libres jeux amoureux, se laissaient porter par le vent tiède et les arbres se balançaient dans la lumière dorée comme si les feuilles aspiraient à se toucher tendrement, telles des lèvres. Une fois encore, elle ne savait rien, la vieille mère nature, des soucis de ses créatures.
VO : Immer darum, wenn mir der Zufall eine alte Zeitung aus jenen Tagen in die Hände spielt und ich die aufgeregten Artikel lese über eine kleine Gemeinderatswahl, wenn ich die Burgtheaterstücke mit ihren winzigen Problemschen mir zurückzuerinnern suche oder die unproportionnierte Erregung unserer jugendlichen Diskussionen über im Grund belanglose Dinge, muss ich unwillkürlich lächeln. Wie liliputanisch waren diese Sorgen, wie windstill jene Zeit!
ma (médiocre) traduction : Toujours, quand le hasard me met en mains un vieux journal de ce temps-là et que j'y lis l'article de tête sur le vote de l'assemblée d'une petite communauté, quand je cherche à me souvenir des pièces du Burgtheater avec leur minuscules petits problèmes, ou de l' excitation disproportionnée de nos discussions de jeunesse sur des choses au fond sans importance, je ne peux m'empêcher de sourire. Que ces soucis étaient liliputiens, que ce temps était calme!
Comme c'est toujours le cas quand on fait face à la contradiction, j'entrai dans une quasi-colère. [p.204]
On croirait presque que la nature se venge méchamment de l'homme quand on constate que toutes les conquêtes de la technique, grâce auxquelles il lui est possible de se rendre maître des puissances les plus mystérieuses de l'univers, corrompent en même temps son âme.
La haine entre les pays, les peuples, les couches sociales, ne s'étalait pas quotidiennement dans les journaux, elle ne divisait pas encore les hommes et les nations; l'odieux instinct du troupeau, de la masse, n'avait pas encore la puissance répugnante qu'il a depuis acquise dans la vie publique; la liberté d'action dans le privé allait de soi à un point qui serait à peine concevable aujourd'hui; on ne méprisait pas la tolérance comme un signe de mollesse et de faiblesse, on la prisait très haut comme une force éthique.
Car le génie de Vienne - génie proprement musical - a toujours été d'harmoniser en soi tous les contrastes ethniques et linguistiques, sa culture est une synthèse de toutes les cultures occidentales, celui qui vivait et travaillait là se sentait libre de toute étroitesse et de tout préjugé. Nulle part il n'était plus facile d'être un Européen, et je sais que je dois principalement à cette ville, qui déjà au temps de Marc Aurèle avait défendu l'esprit romain d'universalisme, d'avoir de bonne heure appris à aimer l'idée de la communauté comme la plus noble que mon coeur eût en lui.
Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu'il lui plaisait. Il n'y avait point de permissions, point d'autorisations , et je m'amuse toujours de l'étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu'avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander.