Citations de Alessandro Baricco (1412)
C'était au reste un de ces hommes qui aiment assister à leur propre vie, considérant comme déplacée toute ambition de la vivre.
On aura remarqué que ceux-là contemplent leur destin à la façon dont la plupart des autres contemplent une journée de pluie.
C'est une souffrance étrange. [...] Mourir de nostalgie pour quelque chose que tu ne vivras jamais.
- Tu sais, toi, pourquoi [il] s'est arrêté de parler ?
- C'est une des nombreuses choses qu'il n'a jamais dites.
Il savait écouter. Et il savait lire. Pas les livres, ça tout le monde peut, lui, ce qu'il savait lire, c'était les gens. Les signes que les gens emportent avec eux : les endroits, les bruits, les odeurs, leur terre, leur histoire...écrite sur eux du début à la fin. Et lui, il la lisait avec un soin infini. il cataloguait, il répertoriait, il classait...Chaque jour, il ajoutait un petit quelque chose à cette carte immense qui se dessinait peu à peu dans sa tête, une immense carte, la carte du monde, du monde tout entier, d'un bout à l'autre, des villes gigantesques et des comptoirs de bar, des longs fleuves et de petites flaques, et des avions, et des lions, une carte gigantesque. Et ensuite il voyageait dessus, comme un dieu, pendant que ses doigts se promenaient sur les touches en caressant les courbes d'un ragtime.
Les oiseaux volaient avec lenteur, montant dans le ciel puis redescendant, comme s'ils avaient voulu l'effacer, méticuleusement, avec leurs ailes.
On jouait parce que l'Océan est grand, et qu'il fait peur, on jouait pour que les gens ne sentent pas le temps passer, et qu'ils oublient où ils étaient, et qui ils étaient. On jouait pour les faire danser, parce que si tu danses tu ne meurs pas, et tu te sens Dieu.
Il racontait avec douceur, regardant dans l'air des choses que les autres ne voyaient pas.
Hervé Joncour fit graver sur sa tombe un seul mot.
"Hélas"
(...), comme beaucoup d'hommes habitués à vivre en uniforme, il avait fini par penser également en uniforme.
— Les Japonais sont résignés à vendre leur soie. Mais leurs œufs, non. Ils les gardent pour eux. Et celui qui essaie d'en faire sortir de l'île commet un crime.
Les producteurs de soie de Lavilledieu étaient, à des degrés variables, des gentlemen, jamais ils n'auraient songé à enfreindre une quelconque loi dans leur pays. L'hypothèse de le faire à l'autre bout du monde leur parut, cependant, raisonnablement sensée.
... Parfois, les jours de vent, Hervé Joncour descendait jusqu’au lac et passait des heures à regarder, parce qu’il lui semblait voir, dessiné sur l’eau, le spectacle léger, et inexplicable, qu’avait été sa vie.
Imagine, maintenant : un piano. Les touches ont un début. Et les touches ont une fin. Toi, tu sais qu'il y en a quatre-vingt-huit, là-dessus personne peut te rouler. Elles sont pas infinies, elles. Mai toi, tu es infini, et sur ces touches, la musique que tu peux jouer elle est infinie. Elles, elles sont quatre-vingt-huit. Toi, tu es infini. Voilà ce qui me plaît. Ca, c'est quelque chose qu'on peut vivre. Mai si je monte sur cette passerelle et que devant moi se déroule un clavier de millions de touche, des millions, des millions et des milliards de touches, qui ne finissent jamais, et ce clavier-là, il est infini/
Et si ce clavier est infini, alors/
Sur ce clavier-là, il n'y a aucune musique que tu puisses jouer. Tu n'es pas assis sur le bon tabouret : ce piano-là, c'est Dieu qui y joue/
Nom d'un chien, mais tu les as seulement vues, ces rues ?
Rien qu'en rues, il y en avait des milliers, comment vous faites là-bas pour en choisir une/
Pour choisir une femme/
Une maison, une terre qui soit la vôtre, un paysage à regarder, une manière de mourir/
Tout ce monde, là/
Ce monde collé à toi, et tu ne sais même pas où il finit/
Jusqu'où il y en a/
Vous n'avez jamais peur, vous, d'exploser, rien que d'y penser, à toute cette énormité, rien que d'y penser ? D'y vivre... /
Moi, j'y suis né, sur ce bateau. Et le monde y passait, mais par deux mille personnes à la fois. Et des désirs, il y en avait aussi, mais pas plus que ce qui pouvait tenir entre la proue et la poupe. Tu jouais ton bonheur, sur un clavier qui n'était pas infini.
C'est ça que j'ai appris, moi. La terre, c'est un bateau trop grand pour moi. C'est un trop long voyage. Une femme trop belle. Un parfum trop fort. Une musique que je ne sais pas jouer. Pardonnez-moi. Mais je ne descendrai pas.
Il finit donc par comprendre qu'il était dans une situation que partagent beaucoup d'êtres humains, mais pas moins douloureuse pour autant, à savoir : la seule chose qui nous fait sentir vivants est aussi ce qui lentement nous tue. Les enfants pour les parents, le succès pour les artistes, les sommets trop élevés pour les alpinistes. Ecrire des livres pour Jasper Gwyn.
Des étoffes merveilleuses, des tissus de soie, tout autour de la chaise à porteurs, mille couleurs, orange, blanc, ocre, argent, pas la moindre ouverture dans ce nid magnifique, juste le bruissement de ces couleurs ondoyant dans l'air, impénétrables, plus légères que rien.
Elle pleuvait, sa vie, devant ses yeux, spectacle tranquille.
Je me suis mis à jouer. Lui, il est resté là à me fixer, pas un muscle de son visage qui bougeait. Il a attendu que j'aie fini, sans dire un seul mot. Et puis il m'a demandé:
"C'était quoi ?
- Je sais pas."
Ses yeux se sont mis à briller.
"Quand tu ne sais pas ce que c'est, alors c'est du jazz. "
Et puis la vie, elle ne se passe pas comme tu imagines. Elle va son chemin. Et toi le tien. Et ce n'est pas le même chemin....
Il avait une dent en or juste là, tellement au milieu qu'on aurait dit qu'il l'avait mise en vitrine pour la vendre.
Autour de nous les gens continuaient à danser, ils ne s'étaient aperçus de rien, ils ne pouvaient pas s'en apercevoir, ils ne savaient rien de tout ça, ils continuaient à danser comme si de rien n'était. Peut-être qu'un type a juste dit à un autre : - Tu as vu celui qui est à la trompette, c'est rigolo, il doit être saoul, ou alors il a un grain. Regarde le, celui qui est à la trompette : il joue, et pendant ce temps il pleure. -
- Laissez tomber, je suis trop vieille. Vous ne devez pas commencer avec quelqu'un de vieux, c'est trop difficile.
- Vous n'êtes pas vieille. Vous êtes morte.
La dame haussa les épaules.
- Mourir n'est qu'une façon particulièrement exacte de vieillir.