Idéaux, valeurs, préjugés, désirs, craintes viennent augmenter mon capital mais, en dernier ressort, c'est la vie qui a fait de moi ce que je suis. Je crois m'être construit mais j'ai été fait.
L'un des grands chantiers de la vie spirituelle, c'est d'abord d'accepter que nous pouvons perdre le contrôle.
Tenter en somme le Samadhi, l'absorption complète dans l'activité elle-même, l'oubli de soi. Au fond, zazen, c'est oublier zazen, n'être que pure présence.
Je suis fondamentalement insatisfait, mais je ne sais pas de quoi.
La joie d'exister
ALEXANDRE
C’est vital ! Il faut bien faire avec. « Nous sommes embarqués », comme dirait Pascal. Trop de personnes ne s’arrêtent qu’à cet aspect obscur, négatif de notre situation, sans en entrevoir les ouvertures. Elles ne voient que l’escargot dans la personne handicapée, ou plus généralement dans l’individu différent.
Je n’arrive pas à expliquer ce phénomène étrange. Les événements que je relate ont provoqué des souffrances aiguës. Omniprésence de la solitude, séparation d’avec nos parents, douleur indescriptible : tel était notre lot quotidien. Le dimanche, jour où je quittais mes parents et mon frère, mes pleurs signalaient mon départ trois heures à l’avance. Et tandis que l’autocar nous amenait au Centre, j’observais, par la fenêtre, chaque mètre qui m’éloignait toujours plus de maman. Malgré cela, ou peut-être grâce à cela, nous nous réjouissions beaucoup, et pour peu de chose finalement. Ce contentement dominait toute notre existence et revêtait des formes différentes : joie d’exister, joie de connaître des compagnons pour affronter les difficultés, d’avoir des parents qui nous aiment. Pourquoi oublier une telle « bonne humeur » alors que désormais j’évoluais dans un lieu pour gens normaux ?
Au Centre, les simples choses de la vie quotidienne, un sourire, un bon dessert, procuraient un sentiment de bonheur. La douceur de la vie dans sa simplicité la plus pure rappelle qu’il faut profiter d’elle envers et contre tout. La vie n’était pas une rivale, mais une alliée. Alliée exigeante, sévère, mais alliée tout de même. Bien sûr, nous n’en avions absolument pas conscience, nous le vivions cependant au jour le jour.
Adrien illustre à merveille ce trait de caractère. Souffrant d’un retard mental, il ne savait ni lire ni écrire, il parvenait seulement à balbutier quelques mots. Dans son langage que j’avais assimilé avec le temps « Mamaya » signifiait, par exemple, « je vais chez maman ». Pour chaque chose, il avait inventé son propre code. Cela peut surprendre, mais on le comprenait facilement, avec l’habitude.
SOCRATE
Comme une langue étrangère ?
ALEXANDRE
Évidemment, les choses qu’il voulait énoncer restaient très simples.
Son attention à l’autre frappait. Aucune caractéristique de son entourage ne lui échappait. Il observait avec admiration tous ceux qu’il voyait. Il éprouvait de la joie à contempler les belles choses que les autres possédaient. Il prouvait ainsi son attachement. Il ne jouissait pas de possibilités intellectuelles suffisamment développées pour exprimer ses sentiments. En disant, dans sa langue: « Toi, bo pull », ou « Toi, bien coiffé », il parvenait à exprimer tout simplement sa tendresse, son amitié, sa joie d’être avec moi. Oui, une fois de plus, c’est vital.
J’étais ému quand Adrien se souciait de Jérôme. Adrien manifestait pour Jérôme une attention si soutenue, que c’était presque un autre Adrien qui aidait Jérôme. Non plus l’Adrien maladroit, balourd, mais un Adrien subtil, sachant trouver le geste qu’il fallait pour remettre Jérôme dans son lit. Surtout qu’il ne tombe pas ! Cette image m’impressionne. Adrien trouvait d’instinct une finesse comparable à celle d’une tigresse qui maîtrise son agressivité pour nourrir ses petits.
L’autre lui apparaissait toujours différent, susceptible d’étonner, d’émerveiller. Son interlocuteur devenait toujours pour lui une personne avec laquelle il communiquait et souvent communiait. Une fois de plus, la faiblesse, l’incapacité de parler cherchait un chemin pour se dépasser. Adrien rétablissait le dialogue par la médiation non plus de la parole, mais de son être, source de joie.
A l'heure de commencer ce journal, j'ai à coeur de ne pas oublier tous les êtres qui souffrent à travers le monde. Des hommes et des femmes apprennent que leurs jours sont comptés, des enfants meurent de faim, des malades endurent mille et un tourments et des millions d'êtres humains se débattent dans d'immenses détresses. Entrer dans une vie "sans pourquoi", c'est avant tout se dédier à autrui, s'engager pour son prochain, essayer d'apporter un peu de joie et d'amour dans cet océan de souffrances.
Je pense, au contraire, qu'il s'agit d'une richesse, mais pour cela il faut dépasser les mortifications du départ. Mon incapacité à atteindre une parfaite autonomie me montre quotidiennement la grandeur de l'homme. Au coeur de ma faiblesse, je peux donc apprécier le cadeau de la présence de l'autre et à mon tour, j'essaie avec mes moyens de leur offrir mon humble et fragile présence.
Qui est le plus respectueux : le contrôleur qui exige le paiement, ou celui qui, par pitié, renonce à son devoir ?
La peur de perdre, la peur de blesser, la peur d’être repoussé par l’ami, ou plutôt par celui dont je dépends, est effectivement un poison dangereux.
La souffrance ne grandit pas, c’est
ce qu’on en fait qui peut grandir l’individu.
Nul besoin de souffrir pour s’épanouir,
nul besoin de connaître l’isolement pour
apprécier la présence de l’autre. D’éminents
chercheurs ont dépensé temps et énergie à
vanter les mérites de l’épreuve, les bienfaits
de l’échec. Il faut faire ses expériences, dit-
on. Certes, mais les accumuler ne suffit pas.
On risque de trouver dans cette rhétorique
une invitation à la fuite, un prétexte futile
pour infliger des peines. Par un jeu de mots
(ta pathémata mathemata : ce qui fait souffrir
nous enseigne), les Grecs ont tenté de forger
une attitude, bien plus subtile, à opposer aux
tourments, à ce qui blesse et détruit.
Aimer l’autre tel qu’il est, c’est se dégager des fantasmes et des désirs. Me plaît cette histoire presque drôle : longtemps, j’ai cherché la femme idéale, je l’ai enfin trouvée. Seul problème : elle aussi recherchait l’homme idéal !
Le bonheur ce n'est pas d'en rajouter mais de sabrer, dégager, simplifier.
Quand on commence à considérer la vie comme un du et non comme un cadeau, quand on dit: "c'est cela,ma place au soleil",on se prépare à beaucoup de souffrance.
Car une chose est certaine: au terme de la vie,nous perdons tout. Alors autant tout lui donner.
S’affirmer me paraît vital. Un copain souffrait d’un léger handicap au pouce. Il gardait toujours la main dans la poche. Je lui dis: « Il ne faut pas fuir le handicap. Regarde-moi, pour cacher le mien, il faudrait que je sorte dans la rue emballé dans un sac poubelle ! » Très vite, j’eus l’intuition qu’en fuyant le handicap, on s’isole. Il est là, il faut l’accueillir comme un cinquième membre, composer avec lui. Pour ce faire, la connaissance de ses faiblesses me semble primordiale…
Les épreuves forment plus que les parfaites démonstrations d'éminents scientifiques ou de pédagogues engoncés dans leurs schémas.
Je pense que le mépris est tonique comme disait Balzac..En revanche,la pitié,par sa fadeur, anesthésie.
Voir la vérité... Le corps, la fragilité d'une vie, sa préciosité aussi, l'interdépendance, la solidarité qui réunit tous les êtres... (p. 104)
Une règle d'or :
me prescrire des orgies de joies simples,
des bacchanales de repos sobre.
Là, tout de suite, cinq minutes à ne rien faire, rien.