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Citations de Almudena Grandes (300)


Pour tous, le temps avait passé, mais la peur demeurait, aussi puissante,
aussi provocante, aussi infranchissable qu’une montagne aux sommets
enneigés que les villageois s’habituent à regarder de la plaine pendant des
années, sans oser imaginer que quelqu’un puisse l’escalader, arriver au
sommet, et contempler ce qu’il y a de l’autre côté. La peur avait représenté
pour eux un paysage, une patrie, une habitude, une condition invariable que
l’on ne remet pas en cause, la vie même. Et cela, pensa Raquel Fernández
Perea quelque temps plus tard, devait être la peur pour Angélica Otero
Fernández.
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Au début, je ne pensai qu’à Raquel, à son corps, à sa peau, à ses gestes, à
sa façon de sourire, de devenir sérieuse, de regarder, de me regarder, et à la
dépouille sèche et dépourvue de sens en laquelle l’absence de tout cela
transformait mon corps, condamnant mes yeux à une impuissance pire que
la cécité parce qu’elle ne les empêchait pas de continuer à contempler la
trivialité, cet ensemble de formes et de couleurs pâles, ternes, et idiotes de
façon irritante, qui s’obstinaient à perdurer autour de moi. Le temps
s’appelait Raquel, les jours, les heures, les minutes, les secondes se
définissaient par elle et en fonction d’elle. Il n’y avait que deux moments
dans ma vie : ceux que je gagnais auprès d’elle et ceux que je perdais dans
un monde qui la proclamait dans tout ce qu’il contenait – les personnes et
les objets, les paysages et les bâtiments, l’ombre et la lumière – parce que je
la voyais partout et que partout je souffrais de ne pouvoir la regarder. Je
dégringolai si vite le long de cette pente que je ne parvins pas à prendre
conscience de ma propre vitesse. Et avant de pouvoir me rendre compte de
ce qui m’arrivait, ma vie était devenue un peu moins qu’un alibi, un simple
emballage qui me permettait de vivre une existence plus grande que la
mienne et qui s’appelait Raquel, comme le temps.
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Le monde a changé, répéta Goodwin.

- Et pas qu'un peu. Aujourd'hui vous choyez vos ennemis, investissez des millions de dollars en Italie, Allemagne, Autriche, que vous avez transformés en pays démocratiques, auxquels vous avez rendu indépendance, dignité et orgueil. Mais nous, les Espagnols, ne méritons pas ça, nous ne méritons rien, même si nous avons été les seuls à nous battre contre le fascisme. Ce fut peut-être précisément cela notre péché ? Avoir osé être antifasciste sans compter sur vous, sans demander votre permission, sans implorer votre aide providentielle, ces putains de débarquements qui n'auraient servi à rien du tout si Staline n'avait pas avancé sur le front de l'Est. Comme nous avons eu l'audace de ne pas vous être redevables, l'ami de vos ennemis est à présent votre ami, et les ennemis de Franco sont les vôtres. C'est à vomir.

[...]

- Le fasciste qui triomphe grâce à l'aide de l'Axe écrase de sa botte un pays entier, jonché de cadavres, et vous, contre toute logique, vous le bénissez, le soutenez, n'avez pas l'intention de le déranger, ni lui, ni les criminels qu'il protège. Et nous, les Espagnols, continuons d'être tellement cons, tellement naïfs, que nous risquons notre vie tous les jours, en attendant que vous vous rendiez compte que nous existons. Mais non, car pour nous le monde n'a pas changé et ne changera pas. Le monde ne change pas quand on vit sous une dictature.
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C’est pour cela que je porte le deuil maintenant, en cachette, oui, mais juste pour ne pas avoir de problème avec mon mari. J’emporte mes vêtements au travail et je me change avant de sortir. Mon fils le sait et il dit que je suis folle, mais je m’en fiche. Je m’habille en noir, j’achète un gros bouquet, avec le peu que je gagne, mais je l’achète, et à l’heure du déjeuner, je vais au cimetière, je pose les fleurs sur le mur de clôture et je reste là un moment, jusqu’à ce qu’on me renvoie, parce que toi ou tard un garde arrive pour me renvoyer.
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A Madrid, pendant la guerre, j'avais vu des scènes de ce genre, des femmes anéanties, vidées, si creuses qu'il ne leur restait même plus d'espace où ranger leur peur, assises parmi des hommes en uniforme qui les traitaient comme du bétail, comme des animaux de compagnie qu'ils venaient de trouver dans la rue et qui aimaient les coups qu'elles recevaient en échange de quelque chose à manger, d'un coin sous un toit où pouvoir dormir. C'était répugnant, cela me dégoûtait et me faisait honte. Honte parce que ces connards étaient dans notre camp, et cela me faisait encore plus de mal que la lumière sombre qui transformait les yeux de ces femmes en perpétuelles flaques noires.
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J'étais ravie, absolument ravie, mais soudain je me suis aperçue que nous étions neuf et que huit participants, tous exceptés moi, étaient déjà entrés en jeu. Alors j'ai pris peur, j'ai réalisé pour la première fois que j'étais enchaînée et j'ai eu le pressentiment que j'étais sans doute destinée à être la grande attraction de cette veillée.
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Sa vie était réduite à une intolérable succession de secousses qui tendaient la corde de son âme sans jamais la rompre, et qui visait seulement à lui démontrer que tout pouvait être pire, et plus difficile, mais qu'il le supporterait toujours, sans limite, au-delà de tout ce dont il se serait cru capable.
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Le ciel est si grand, ici, pensa-t-elle en contemplant l'étendue infinie d'un bleu si profond qu'il méprisait la science des adjectifs, un bleu beaucoup plus bleu que le bleu ciel, si intense, si concentré, si net qu'il ne ressemblait même pas à une couleur mais à une chose. L'image nue et véritable de tous les ciels. Quelques rares nuages hauts et allongés, si fragiles qu'ils opposaient à peine un voile transparent qui filtrait la lumière sans la troubler, semblaient choisis, dessinés, placés à dessein pour témoigner de la profondeur d'un bleu illimité. C'était un ciel absolu qui la salua ce soir-là sans qu'elle s'en rendît compte, semblable à celui qui avait pris congé de son grand-père à l'aube d'un jour très ancien déjà, quand Ignacio n'imaginait pas qu'il l'emmènerait partout avec lui, pendant tellement, tellement longtemps.
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- Tu es républicain ?
- Oui, répondit-il d'un ton égal.
- Pourquoi ?
- Parce que je crois qu'on devrait tous avoir les mêmes droits. Parce que j'ai honte de ce qui se passe en Afrique. Parce qu'il n'est pas juste que les pauvres tombent comme des mouches pendant que les riches paient pour ne pas aller à une guerre dont ils sont les seuls bénéficiaires. Parce que ce pays est mal fait et qu'il faut le refaire entièrement de la cave au grenier.
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Le verbe croire est un verbe particulier, le plus large et le plus étroit de tous les verbes.
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Même si nous n'avions cessé de le tenter chaque seconde de toutes les heures que contiennent trente-six années, nous n'avons jamais pu renverser Franco. En revanche, à partir de ce jour, nous avons réussi à rester vivants, après avoir tué une partie de nous-mêmes.
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Et elle se mettait à rire, le regardait et se rendait compte qu'elle n'avait jamais aussi été heureuse, que ce bonheur faisait mal, parce qu'il n'avait plus rien à voir avec le romantisme du désir d'un fugitif. Celui-ci était beaucoup plus grand, plus profond. C'était ce qu'il y avait derrière la beauté, l'émotion, l'éloquence, et c'était si fort, si puissant, qu'elle se réveillait au milieu de la nuit d'un sursaut brutal comme une prémonition de la mort.
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La mémoire d'une autre vie s'attachait à ses pas comme un animal domestique, un vieux chien fatigué sans assez de force pour répondre aux appels de son maître (P. 288)
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...en le voyant dormir à son côté, elle ne pouvait penser qu'à une chose, "demain je ne l'aurai peut-être plus, demain il sera parti, demain je serai seule dans ce lit..." Chaque minute pesait, chaque minute comptait, chaque minute se dilatait jusqu'à se projeter dans les limites d'une petite éternité personnelle. p533
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Ignacio n'ouvrit pas non plus la bouche en la regardant, parce qu'il ne pouvait pas parler. Il n'aurait su que dire, juste qu'il y avait des années qu'il n'avait rien vu d'aussi beau. Sur l'instant, il ne put interpréter la beauté de cette scène sublime, si courante, une jeune fille qui se lave les cheveux, les gouttes d'eau qui voyagent sur sa nuque, qui coulent dans son dos, qui sèchent sur la toile de la chemise de nuit blanche. Il n'aurait pas su comment expliquer qu'il pourrait continuer à la regarder toute sa vie, qu'il lui aurait fallu une vie entière pour admirer sa grâce, l'harmonie de ses mouvements, cette beauté tranquille qui était du temps de la paix, de la joie, de la sérénité, du plaisir, une attente de bonheur, la raison, la foi et la capacité à désirer. Cette image condensait tout ce qu'il n'avait pas, tout ce qu'il avait perdu, ce qu'il avait oublié, ce qui n'existait plus, et pourtant il connut une deuxième naissance à cet instant. p 525
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De nombreuses années s’écoulèrent, avec leur cortège de changements, mais Raquel Fernandez Perea ne cessa jamais de regarder le ciel. Et elle n’oublia jamais le nom de l’homme qui avait fait pleurer son grand-père. p115
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La voix de Raquel filait une pluie tempérée et paisible, qui glissait sur les
vérités, les incertitudes, mais était capable de chevaucher le temps, de
pousser les minutes en avant, d’alléger son poids et de donner au plomb une
consistance légère, écumeuse, presque aérienne, comme celle du sirop dont
elle me parlait pendant que la pluie tombait de ses lèvres, cette pluie qui la
faisait parfois sourire, et parfois moi aussi, et réussissait même le prodige
de rendre à certains instants l’écorce craquante et douce des jours où c’était
toujours maintenant parce qu’il n’existait qu’un adverbe de temps. Ou
c’était peut-être seulement parce que j’étais ivre et qu’il pleuvait, et il
continua à pleuvoir.
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Je rentrai chez moi à pied, traînant sur les trottoirs mes tentations, et le
désir d’abandonner la lutte, d’accepter d’avoir perdu, mais aussi celui de
retrouver l’espoir grâce au fil ténu que je tenais encore entre les doigts.
Rien n’était facile pour moi depuis que les chiffres avaient cessé d’exister,
et pourtant je voulais croire, je voulais continuer à croire. Le verbe croire
est le plus large et le plus étroit de tous les verbes, car même le condamné à
mort qui marche vers l’échafaud tend l’oreille dans l’espoir d’une grâce de
dernière minute.
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Ce ne fut que lorsque l’hôtesse annonça qu’ils amorçaient la descente,
qu’ils cessèrent de critiquer leurs pères, leurs mères et les autres membres
de leur tribu commune, pour se taire en même temps, comme s’ils s’étaient
mis d’accord. En atterrissant, Ignacio regarda par le hublot et observa la
piste, du bitume gris et de la peinture blanche, identique à celle qu’il avait
vue avant de décoller, à Paris. Cette piste n’avait rien de particulier, et
cependant, en la regardant, contrairement à ce qu’il avait prévu, et même à
ce qu’il souhaitait, Ignacio Fernández Salgado se retrouva avec un trou à la
place de l’estomac, et tous ses boyaux serrés, tordus, noués juste au-dessous
de la gorge. Il sentit aussi une pression sur le bras gauche, mais il était si
absorbé dans la rébellion imprévue de son corps, qu’il mit un certain temps
à s’interroger sur son origine. Quand il le fit, il découvrit que Raquel Perea
s’était penchée sur lui afin de voir, à travers le hublot, la même quelconque
et monotone portion de piste d’atterrissage de l’aéroport de Séville.
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Il
vit qu’elle était beaucoup plus jolie, beaucoup plus jeune, et plus précise,
plus véritable et désirable, et plus digne de son amour et de ses caresses
qu’il n’avait pu se le rappeler à distance. Et dans l’émotion qui flottait sur
ses lèvres, dans l’émotion qui émaillait ses yeux, il se sentit à la fois nu et à
l’abri. Il sut qu’il était enfin rentré à la maison.
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Champagne
rhum
vermout
aucune

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