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Citations de Almudena Grandes (300)


Si l'Histoire se fonde sur la vérité, la littérature s'appuie sur la vraisemblance.
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En
1988, quand elle apprit enfin la signification de cette expression
énigmatique, « l’histoire Carrión », qu’elle n’avait même pas dû entendre
une douzaine de fois, le passé n’était plus à la mode. S’en souvenir semblait
de mauvais goût, et sa vie était pleine de choses à faire et auxquelles penser.
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Petite Espagnole qui viens au monde, que Dieu te préserve. Ni Dieu ni
maître. Pas même le droit de savoir qui tu es, parce que pour vivre ici, il
vaut mieux ne rien savoir, voire ne rien comprendre, tout laisser en l’état :
les branches du pommier perpétuellement nues, les fruits par terre, disposés
avec soin, astuce avantageuse et mesquine qui plaît au scénographe habitué
à travailler sans témoins, car ceux qui ne sont pas encore des cadavres sont
déjà morts de peur. Pas même le droit de savoir qui je suis, car à cette
époque, être l’enfant de certains, de quelqu’un comme ta grand-mère, était
difficile, voire dangereux. Par amour ou par calcul, pour protéger une
fillette en particulier ou ses propres arrières, il vaut mieux ne pas savoir, ou
mieux encore, que personne ne sache, et tant d’années se résument à ça,
deux, trois générations entières, presque un siècle de douleur et d’orgueil.
C’est là que confluent les stratégies de l’inquiétude et du prestige, la
mémoire des vainqueurs et celle des vaincus, des intérêts différents et un
résultat unique pour les enfants, pour les petits-enfants de tous.
Petit Espagnol qui viens au monde, d’où que tu sois, ne compte jamais
que Dieu te préserve. Préserve-toi tout seul des questions, de leurs réponses
et de leurs raisons, ou une des deux Espagnes te glacera le cœur.
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Tout au long de son ascension escarpée, dangereuse et
triomphale vers la gloire, Julio Carrión González s’était soucié de tout sauf
d’être aimé. Ce fut en constatant à quel point sa femme l’aimait qu’il
comprit que, depuis que sa mère avait quitté la maison, personne ne l’avait
aimé. Et il s’habitua à l’amour d’Angélica, une ferveur inconditionnelle,
religieuse, totale. Sa dévotion lui devint nécessaire, puis indispensable,
jusqu’à ce qu’elle commence à lui manquer chez toutes les femmes avec
lesquelles il lui fut infidèle tandis qu’il apprenait à l’aimer à sa façon.
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Il avait une voix gracile, fine comme le cristal, cassée à la fois, une voix
qui volait en éclats, riche et profonde, personnelle et étrangère. Ignacio
trouva tout cela dans sa voix en l’écoutant, et il ne se demanda pas pourquoi
lui et pas elle. Il n’eut même pas conscience de l’écouter, il ne le décida pas,
ne le pensa pas, ne se le proposa pas, or il reçut ces paroles une par une, les
accueillit, les comprit, les caressa et les laissa entrer, conquérir le fond de
son oreille, de son corps, de sa mémoire.
"L’homme désire une chose, il s’en fait un monde, puis, quand il l’obtient,
ce n’est que de la fumée." Le cantaor était jeune, guère plus âgé que lui, et il
fermait les yeux pour égrener ces paroles si simples, si complexes, et
Ignacio aimait le vin, pas le flamenco, mais le vin si, et il buvait beaucoup,
trop. Ce devait être ça, car il s’aperçut soudain qu’il était ému, ému
d’entendre ces paroles, cette chanson. "Ce n’est que de la fumée, cousine, ce
n’est que de la fumée, l’homme désire une chose, il s’en fait un monde." La
voix de cet homme connaissait un chemin qu’il ignorait, un chemin qui le
parcourait d’une extrémité à l’autre, qui parvenait à battre dans son cœur, et
il n’avait jamais entendu cette chanson, il n’en connaissait ni les paroles ni
la musique et pourtant il la reconnaissait, il se reconnaissait en elle comme
dans aucune autre, aucun miroir, aucun paysage. Il pensa alors que cette
chanson, une simple chanson, toute une définition de la condition humaine,
pouvait peut-être représenter l’Espagne pour lui, aussi loin du menu
touristique des restaurants populaires que des tentes nomades de l’exil
perpétuel. "L’homme souhaite une chose, il s’en fait un monde, ensuite,
quand il l’obtient, ce n’est que de la fumée." Des vers si simples, si
complexes, si élégants, si exacts, si catégoriques, si petits et si universels à
la fois dans cette voix qui volait en éclats, aiguë et rauque, fine comme le
cristal, comme une aiguille joueuse, une arme transparente. L’émotion est
rare, et celle-ci fut plus rare qu’aucune autre, même si la faute en incombait
peut-être au vin, car il n’aimait pas le flamenco, mais le vin, ou alors,
pensa-t-il, il connaissait déjà les paroles et avait pu oublier que sa grandmère María, qui était originaire de Jaén et chantait fort bien, l’avait bercé avec un soir.
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En raccrochant, Ignacio se sentait perplexe et coupable. Il était habitué à
la première de ces sensations, à la deuxième aussi, mais à Séville, à
Cordoue, à Grenade, la culpabilité devint plus grande, plus profonde que la
stupeur. Sa mère aurait préféré lui voir faire n’importe quel autre voyage
que celui-ci, mais elle semblait sur le point de se mettre à pleurer chaque
fois qu’ils se parlaient au téléphone. Difficile à comprendre, mais il ne
comprenait pas lui non plus ses propres réactions dans ce pays étrange où
tout, la langue, la cuisine, les coutumes, lui était si familier, et où certaines
personnes, certaines scènes, le paralysaient, cette fadeur inquiétante de
l’impossible qui surgit de la certitude d’avoir déjà vécu des moments que
l’on n’a jamais vécus.
Ignacio Fernández Salgado comprit très tard, en Andalousie, que ses
parents avaient raison, qu’il n’était pas allé en Espagne, qu’il y était rentré
même s’il n’en avait jamais foulé le sol, jamais de sa vie. Mais cela ne
l’aida pas à s’orienter, à se trouver lui-même dans le labyrinthe intime où il
allait comme un enfant perdu, arraché aux bras de ses parents, qui, eux,
auraient dû être là, rentrer pour se reconnaître dans cette réalité qu’il ne se
sentait pas capable d’interpréter. C’était ce qu’il pensait, ce qu’il croyait, ce
qu’il souhaitait et redoutait en même temps lorsque commença la dernière
nuit andalouse de son voyage.
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J’avais besoin de respirer l’odeur de la poudre qui allait
permettre que tout explose, de contempler mon passé sautant en l’air
comme la peau écorchée et desséchée d’une réalité morte qui ne pouvait
plus supporter les assauts de son avenir, de sentir sur ma propre peau les
morsures d’une joie qui certifiait son inexistence irréversible, fossilisée.
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Parfois, la faiblesse que j’éprouvais pour Raquel m’étourdissait, me
débordait, me dépassait et se concentrait en même temps entre mes tempes
comme un accès soudain de fièvre. Je comprenais alors que c’était de
l’amour.
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Paloma la regarda et ne dit rien. Elle eut du mal à digérer cette histoire
incroyable, trop dure, trop baroque, trop pathétique pour être réelle, et de
surcroît pour une fille de quinze ans. Cela n’aurait été facile pour personne
d’accepter ce mélodrame qui semblait reposer sur les mêmes ficelles que les
feuilletons que Carlos lisait à voix haute. Assis sur les marches devant la
porte de la cuisine de Torrelodones, il lisait pour les bonnes et pour elle, ces
mélodrames avec de jeunes orphelines dont les péripéties les faisaient rire
ensuite, quand ils parvenaient à se perdre dans le jardin, s’allongeaient sur
l’herbe et se caressaient très lentement, très attentivement, très longtemps.
L’histoire d’Anita était semblable à ces impitoyables chroniques du
malheur, et pourtant elle était vraie. Paloma n’en douta pas un seul instant et
se contenta de se demander : « Qu’avons-nous fait ? Comment est-il
possible qu’il nous arrive chaque jour de ces tragédies qui semblent avoir
été inventées ? Pourquoi les feuilletons sautent-ils des pages des journaux à
la vie réelle d’une enfant comme elle ? Qu’a-t-elle fait pour mériter un
destin si énorme, si démesuré pour ses forces ? » Elle avait à l’époque
encore assez de courage pour se poser ce genre de questions, mais elle ne
leur trouva jamais de réponse.
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Dans la mémoire d’Ignacio Fernández Muñoz, ces larmes silencieuses et
chaudes, qui pleuraient sur sa vie et sur la mort de Mateo, la ruine certaine
et le salut improbable de sa famille, devaient se fondre avec d’autres larmes
différentes et pourtant semblables, lointaines mais proches. Il lui semblait
que les yeux de sa mère, ceux de nombreux autres hommes et femmes avec
des histoires distinctes, similaires, étaient pris dans une boucle
insupportable et perverse, condamnés à verser toujours, depuis toujours et
pour toujours les mêmes pleurs.
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Je le regardai, il souriait, le sourire de Raquel se superposa au sien sans
effort, et il resta à flotter dans l’air tiède et bruyant de la brasserie pendant
que nous sortions dans la rue, mais il était là aussi, sur les panneaux
publicitaires, les vitrines des boutiques, les abribus et toutes les femmes que
je croisai, vieilles et jeunes, fillettes et adolescentes, plus ou moins mûres,
jolies, laides, vulgaires, voyantes… Elles étaient toutes Raquel, sur le point
de le devenir ou elles l’avaient déjà été et cela les définissait, les classait,
les exaltait ou les rendait indignes de vivre dans un monde qui n’était que
Raquel et n’avait d’autre pays que celui de mes yeux. Je marchais sur le
trottoir bigarré et curieux du samedi à midi et j’étais suspendu à l’heure, à
Fernando, à traverser sur les passages piétons, au meilleur itinéraire pour
arriver au restaurant où j’avais rendez-vous pour déjeuner avec ma femme
et avec celle d’un ami, et je souriais, je souriais seul ou ce n’étaient que mes
lèvres en retrouvant des détails, des gestes, des angles, des images qui
venaient d’elles-mêmes dans ma mémoire récente, qui était désormais la
seule à compter. Je connaissais enfin toutes les données du problème, mais
je me sentais incapable de le résoudre, incapable de formuler la relation
entre des hanches rondes, qui excédaient légèrement la théorie des
proportions, et l’étroitesse d’une taille qui proclamait avec véhémence sa
perfection. J’étais resté là, sur un point de cette équation impossible, et la
nostalgie de ce foyer tendre et solide, doux et généreux, relâchait mes
jambes et mon esprit à chaque pas.
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Cet après-midi-là, Julio s’aperçut qu’Isidro et Mari Carmen se
disputaient la direction du groupe dans des conditions inégales, mais avec la
même ténacité. Il était le responsable théorique, le chef de la cellule des
jeunes du quartier, un garçon au physique insignifiant, sérieux, studieux, qui
faisait plus jeune que son âge, parlait peu et ne dansait jamais. Elle était la
fille cadette d’un héros du 7 novembre 1936, ce jour glorieux où elle vit le
peuple en armes arrêter l’offensive fasciste sur Madrid, et surtout, une
femme accomplie, décidée, courageuse et entêtée, au corps spectaculaire et
au visage si séduisant qu’elle n’avait même pas besoin d’être jolie. Elle
avait un long nez et une grande bouche, trop grande pour les canons de
l’époque, mais les hommes qui recherchaient sa compagnie oubliaient le
genre de beauté qui leur plaisait dès qu’ils la voyaient.
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Par la suite, Julio Carrión González penserait souvent à cette nuit du 26
juin 1941 comme si elle s’était produite dans la vie d’un autre. Comme s’il
n’avait été qu’un figurant, un spectateur isolé de l’ardente cérémonie de
fraternité qu’une demi-douzaine d’inconnus avaient improvisée pour lui,
une séquence d’étreintes intenses mais éphémères, qui le laissèrent
immédiatement seul avec l’enthousiasme d’Eugenio, la témérité presque
enfantine de sa proposition : « Eh bien on va se soûler, non ? Comme il se
doit… »
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J’avais besoin de temps. Je faillis le lui dire, que j’avais besoin de temps,
d’une marge pour accepter ce que je voyais, pour comprendre ce que je
lisais, pour interpréter ce dont je me rappelais, pour restructurer les données
du problème le plus complexe, le plus inextricable, le plus grave, le plus
difficile de tous ceux que j’avais affrontés dans ma vie. J’avais besoin de
temps, d’une marge pour élaborer des hypothèses, pour mettre en relation
leurs déficiences, pour les ordonner à une échelle acceptable de
vraisemblance, pour redéfinir l’idée que je me faisais de la vraisemblance,
l’idée que je me faisais de mon père, de moi-même. Je suis comme ça,
faillis-je lui dire, je suis physicien, et je me repose sur la théorie, j’en ai
besoin. J’ai besoin que les mêmes causes produisent toujours les mêmes
effets, que les grandeurs immuables le soient véritablement, que le chaos
respecte son obligation perpétuelle d’engendrer le chaos, j’ai besoin de
prédire, de comprendre, de sentir qu’un ordre infini protège mes petites
épaules insignifiantes. Je ne peux me reposer que sur ça, je ne suis moimême que comme ça. Mais maintenant je ne sais plus qui je suis ni ce que
je signifie, et je dois y repenser, je dois me repenser, je dois penser à la
mystérieuse logique d’un chaos qui échappe à la structure chaotique d’une
vraisemblance qui s’effondre, aux conséquences imprévisibles de ma
pensée fragile, précaire, insatisfaisante.
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Il s’agissait d’une sensation solide, épaisse, physique : la peur comme
seule condition de tous ses muscles, de tous ses os, de ses cinq sens, qui ne
purent trouver autre chose qu’un miroir pour leur propre peur sur le visage
de cette belle insensée, dont les jambes interminables, belles, magnifiques,
lui avaient appris, dès son arrivée à Madrid, que le souvenir de Teresa
González survivrait pour toujours en son fils. Parce que lui, qui n’aurait
jamais d’autres idées que celles qui lui conviendraient à chaque instant,
n’aimait, n’arrivait à aimer vraiment, que les femmes courageuses jusqu’à
la stupidité.
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Le
problème n’était pas là. Le problème avait les yeux clairs et les cheveux
foncés, brillants, avec des ondulations très marquées qui entouraient son
visage d’une auréole d’eau sombre, une illusion de mouvement qui
disparaissait au-delà des oreilles sans perturber les lignes de son cou long et
élégant, majestueux en se fondant avec le menton dans un angle précis,
splendide. Son visage était si beau qu’il était difficile de le décrire, de
choisir un trait essentiel, de se décider entre le relief des pommettes et la
souplesse des lèvres, entre la douceur des yeux et la propreté nue des
mâchoires, entre la grâce parfaite du nez et la parfaite décision de l’arc des
sourcils. Elle posait de face, avec un sourire à peine esquissé, un air de joie
incomplète, et pourtant ses yeux illuminaient l’image tout entière, le fond,
les silhouettes, les détails, avec cette lumière brutale et irrésistible qui
allume les yeux des femmes en chasse. Ce jour-là, elle s’était habillée en
conséquence. La robe, en toile légère et brillante, moulait son corps avec
une docilité effrayante sur les épaules, la poitrine, la taille, pour se décoller
après avoir marqué la juste force des hanches. Elle laissait deviner de jolis
bras et de si belles jambes que j’oubliai l’espace d’un instant tous les
jugements que j’avais pu formuler sur la beauté féminine. Elle était aussi
resplendissante que ces anciennes actrices de cinéma dont de vieilles photos
en noir et blanc semblent affirmer que de telles femmes n’existent plus.
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Il la regarda avec un amour qu’il n’avait jamais éprouvé pour personne,
l’amour qui lui avait permis de renaître, homme à nouveau, dans le cœur
d’une pierre qui tournait avec de nombreuses autres qui ne pensaient pas,
qui n’éprouvaient pas, qui ne croyaient pas, qui ne se souvenaient même
pas de quand elles avaient renoncé à désirer.
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Ignacio sourit et pensa que c’était une chance de ne pas se battre depuis
un bureau, de ne pas supporter à tout moment le bombardement constant de
nouvelles, alarmes, rumeurs, proclamations, querelles et pronostics qui
maintenaient Carlos en haleine depuis qu’il avait été grièvement blessé.
Lui, il n’avait pas de temps à consacrer à ces choses-là. Non qu’il n’écoutât
pas les nouvelles, les alarmes, les rumeurs, surtout depuis la rupture du
front de l’Est, la chute de la Catalogne. Nous avons perdu la guerre, disaient
certains. Des clous, répondait-il. La guerre ne serait pas perdue avant que
les fascistes n’entrent dans Madrid, et ils n’entreraient pas. S’ils entraient,
Ignacio ne le saurait pas, car ils auraient dû le tuer d’abord. C’était la seule
chose qu’Ignacio Fernández Muñoz voulait savoir, la seule chose qui lui
importait plus que de rester en vie. Non qu’il n’écoutât pas les nouvelles,
les alarmes, les rumeurs, surtout depuis le départ d’Azana, la débandade des
politiques, le sauve-qui-peut que chacun interprétait à sa façon, se jetant
mutuellement au visage une défaite qu’ils n’avaient pas encore subie ou se
plaignant que dans l’Armée populaire seuls les communistes montaient en
grade. Les anarchistes répétaient la même chose depuis des mois, pleurant
comme des enfants capricieux. Avant, ils détestaient les socialistes.
Maintenant ils les détestaient eux, car il fallait toujours détester quelqu’un.
Il n’avait pas de temps à consacrer à une autre haine que celle de
l’ennemi, le vrai, le réel, celui qui était en face. En face et non à l’intérieur,
en face et non ici, en face et hors de Madrid : ils n’étaient pas passés et ils
ne passeraient pas. C’était la seule chose qu’Ignacio Fernández Muñoz
voulait savoir, la seule chose qui lui importait plus que de rester en vie. Non
qu’il n’écoutât pas les nouvelles, les alarmes, les rumeurs, ses parents s’en
allaient, ils emmenaient ses sœurs, eux, qui avaient refusé de partir quand
les choses étaient tout aussi difficiles à l’intérieur mais beaucoup plus
faciles à l’extérieur, ils s’en allaient maintenant, ils profitaient de
l’occasion, une voiture, un bateau, Oran puis la France. L’ami qui avait
organisé le voyage comptait poursuivre jusqu’à Mexico, pas eux. Mateo
Fernández Gómez de la Riva avait un autre bon ami à Toulouse, un
républicain bien placé qui lui avait offert ses contacts avec la gauche
française pour l’aider à s’installer. Il avait accepté cette offre et il allait
rester en France pour être plus près de ses fils, pour mettre moins de temps
à revenir. Mais c’était pire en novembre 1936, pensait Ignacio, quand
personne ne donnait un centime de notre peau, et tu vois, on est toujours là.
Sinon, qu’ils demandent à ceux d’en face. Cela valait plus que toutes les
nouvelles, toutes les alarmes, toutes les rumeurs réunies. Si vous la voulez,
venez la chercher, je vous attends. C’était la seule chose qu’il voulait savoir,
la seule chose qui lui importait plus que de rester en vie.
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Mateo, qui pleura Esteban avec elle, ne lui raconta jamais que la mort de son fiancé avait été stupide. La première chose que l’on apprend dans une guerre est qu’aucune mort n’est stupide, qu’elles sont toutes aussi héroïques, inutiles
et malheureuses.
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Ce soir-là, quand je rentrai à la maison, tout était beaucoup plus clair.
Partager le secret m’avait fait du bien, non seulement parce que je me
sentais plus léger, plus reposé maintenant que je disposais d’un témoin et
d’un peu plus que ça – un confident disposé à être aussi partial qu’il le
faudrait – mais parce que pendant que je racontais mon histoire à voix
haute, chaque épisode, chaque scène, chaque détail difficile à croire avait
acquis un sens nouveau et solide, comme si ce qui était vraiment arrivé ne
pouvait acquérir la catégorie définitive de certitude jusqu’à ce que je sois
capable de le raconter, de l’ordonner et de le relier entre soi pour construire
un récit vraisemblable dont la principale qualité était de me convaincre moi
plus que quiconque. En parlant, je m’étais rendu compte que les mots qui ne
me semblaient pas suffisants pour décrire avec exactitude mon état
construisaient cependant un récit cohérent que, après l’étonnement initial,
Fernando put accepter sans difficulté, peut-être parce que les émotions
personnelles ne le sont jamais autant pour les autres, ou parce que pour lui,
la figure de mon père était à peine un ornement, le décor devant lequel se
jouait le véritable conflit de la femme qui m’avait fait perdre le contrôle. La
violence d’une impulsion qui n’était pas parvenue à s’accomplir était ce qui
l’avait le plus impressionné, ce qui le déconcertait et le surprenait le plus
dans cette histoire trouble, compliquée, où je m’étais comporté comme on
l’attendait de moi, en homme normal, fils responsable, bon citoyen, sous
tous les aspects.
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