Citations de Bernard Chambaz (245)
pour Anne
janvier-décembre 2020
REPARTIR
4
seuls nous sommes – seul
je suis quand
j’entends la machine à café
et te vois
en pensée à nouveau assise
sur ton tabouret vermillon face à ton lot
de points-virgules ; toi et moi
dans l’indivision des jours ;
seule
unique
prêt à me lever
malgré
l’air froid qui entre par la fenêre entrouverte
ton soutien-gorge vert absinthe qui me plaît
tant à l’abandon sur un bras
du fauteuil
à chwal
ce réveil chinois à dix yuans
dont la sonnerie réveillerait les morts
tandis que je rêve
éveillé
aux yeux doux du buffle
qui se roule dans les herbes
et m’apprête – sans le comprendre encore –
à repartir
personne ne sait bien où
ni comment
p.14
Pour l’exemple
extrait 6
Le vent ça mange
la mort dodue le reste
ça mangera ton chant
la ville le bonheur et les larmes
le vent ça mange
la mer c’est la patiente
gourmande et chevelue
ça chantonne à l’heure connue
ça revient blanc trop tard
la mer c’est la patiente
le ciel c’est de l’épais
dans l’arbre qui fut sage
c’est de l’oiseau coupé
l’orge et le seigle
où s’occupe un nuage
passant
le ciel çà passe
l’homme
ça jouit.
Puteaux, 27mars01976
//Henri Droguet (29/10/1944 -)
C'est la langue, et non le langage, qui fait la "littérature".
Voilà pourquoi il n'y a pas davantage d'écrivains-cyclistes que d'écrivains-voyageurs. En effet, il y a des écrivains qui voyagent et qui écrivent des livres sur leurs voyages, d'autres pas. Que des écrivains fassent du vélo et que des types qui font du vélo soient écrivains sont deux assertions distinctes.
Manteg
à Daniel Boukman
3
Homme sans âme, homme inhumain,
souche d’arbre sur un tapis de cendres
cadavre de rivière sur son lit de roches rondes
sable en grain ou en sable dans un rêve en béton armé
ravine d’ombres moisies, ravine de sources sèches
jouet d’argile dans une main de plomb
statue de chair dans une cathédrale de soufre
pantin égaré au milieu d’un carnaval de ferraille
maille de temps en chaîne, feuille de temps dans le vent
habit de loi sur les couleurs de l’arc-en-ciel
musique d’araignée sur les fils de sa toile
pipiri d’un seul jour : Profondeur d’une nuit immobile !
Fleur d’un seul amour : Profondeur de misères dressées !
Pagre en nasse dans un cercueil d’eau grise
Maître asservi à son propre pouvoir
Qu’as-tu fait de l’homme, Mort dévoreuse ?
//Monchoachi (1946 -)
Manteg
à Daniel Boukman
2
La fleur s’est éclose avant le jour
et dans la clarté toute nue de l’aube
venue d’on ne sait où
mais à cheval sur les épaules des siècles
telle une croix, blotti dans les entrailles de l’homme,
dans son corps, sous sa misère,
– sous ses petites misères –
à la pointe de ses combats, dans toutes ses révoltes
au milieu de son rêve de liberté...
Coup de vague en coup de vague
tel un écueil qui reparait semblable à un innocent,
tel un vol d’oiseaux noirs qui étire son ombre sur la terre,
ou alors comme une mer de jours amers
au bord d’une nuit de flamboyants...
... Une colline de marbre dressée sur un horizon
de sueur et de sang !
Qui me dira de quelle mort ces malheureux
portent le deuil ?
Quelle malédiction les afflige ?
Quel masque, de la sorte, empèse leur visage ?
De joug en joug – dans un jour plus profond
que l’écho des cimetières, dans des pierres
plus épaisses que les jours étrangers –
une seule et même grand-roue folle
qui tourne folle
entourée d’une foule de démons prêts à vous bondir dessus
comme des chiens voraces
Qui sait ?
Car l’homme était à la mesure de l’homme,
même si son regard ne dépassait pas
les frontières de sa vie !
Car le temps ne comptait pas encore le temps
comme un défilé de petites tombes,
comme une procession de petites morts !
C’est l’homme de misère qui est le devenir de l’homme
avec sa couleur de terre brûlée, et dans ses yeux
une désolation infinie.
//Monchoachi (1946 -)
Manteg
à Daniel Boukman
1
Les jours las
las de secouer leur joug.
Ils ont ôté leur habit de mort et avalé leur soif
avec le sel d’une étoile de mer.
Debout ! L’espoir est ancré dans l’encre de la nuit
telle une langue de feu dans une calebasse.
Debout ! Délaisse les jours pesants
qui traînent
qui triment
jour
après jour.
Sans amour. Dans l’empois.
Poids des jours englués.
Tout était si dur.
Le temps était figé sous un soleil immobile.
La robe mauve des glycines couvre Janvier
d’un fin voile de mélancolie.
Le soleil s’est brisé en mille échardes dans la chair de la terre
avant de reparaître
comme une mer d’or.
Les jours suffoquent dans un habit de chaleur.
Debout ! Nous marcherons sur le sommet des mornes
Nous nagerons au bord d’une mer de rêves. Nous courrons
éperdument dans un bain de sel. Nous brasserons à cent
brasses au fond d’un amour de sel.
//Monchoachi (1946 -)
29
non, la mort ne relève pas de la beauté
et pourtant
c'est bien la Beauté qui sourd
de ces derniers poèmes
qui font face et qui en même temps font
comme si ne pas
– s'entêtent – continuent à lancer à la cantonade l'intimité
la plus éblouissante – prorogent l'échéance – maintiennent
non pas l'espoir
mais l'éclat de ce qui fut
du noir de la douceur du sort des marguerites
jusqu'à nous laisser nous-mêmes
sans voix
au bout du corridor
sur le seuil de la chambre et des deux corps du roi
« Enfant, tête couronnée de
soleil »
par quoi naguère tout avait commencé
p.149
16
un été il y eut Ferrare
et le vif désir d'y revenir en hiver
pour accomplir
un vœu
secret ayant avoir avec
un pêcher dans le jardin du ghetto
les Este notre hôtel
tout à côté du palais jaune d'Ettore Bugatti
« la robe par-dessus la tête » – pas
tout à fait – la robe
juste avant que tu ne l'aies enlevée
alors que tu m'invites pour la cent millième
fois ou à peu près
à convoler
p.136
15
« pluie endormie pluie
endormi
qui me réveille
parce que mon sommeil n'est plus
à la hauteur de nos nuits
ni des rêves où je cours sans effort
apparent et que ce qui luit
tout là-haut
a le même air que ce qui luisit
– passé simple –
entre les deux rangées de peupliers
noirs de notre royaume à Lucques
« la pluie d'exister »
comme un dernier recours
p.135
L'OBSCURCIE
I/L'AMOUR LA PEINTURE LE CIEL PROSES
Extrait 1
Au milieu du jour, sur un versant décimé.
Rien, absolument rien, entre nous cinq et le céleste.
L'ordre pur, infiniment bleu. Deux images simple-
ment, pour mémoire : les enfants submergés par des
montagnes de fleurs jaunes (…sur ce socle gris-grandiose) ;
l'enfant, sur mes épaules, dans l'ascension du rien.
Il doit rester, tout en haut, l'encoche que nous fîmes
pour baptiser le monde.
p.80
Faute de mieux, elle se tourne vers le spiritisme. Flora [la mère ] est persuadée qu'elle a le don de communiquer avec les morts et elle aura l'intuition que, somme toute, Jack ne fait pas autre chose avec les histoires qu'il écrit. (p. 26)
(...) donner des mots au malheur car le chagrin - qui ne parle pas - murmure au cœur surchargé et lui enjoint de se rompre.
"Nous sommes faits d'émotion." C'est tellement vrai.
Sa passion géographique remonte à l'enfance mais elle s'est maintenue et même intensifiée. Que va-t-il faire à Bussaco ? Voir si les noms géographiques tiennent les promesses que contenait leur nom, et mesurer ce qu'on voit, pour de vrai, rapporté à la connaissance antérieure et à la passion qu'on en a éprouvée, à la rêverie qu'elle a nourrie. Au retour, l'atlas deviendra la trace de nos souvenirs "et nous y lirons notre biographie".
Volodka déclare qu'il poursuivra les terroristes, qu'il ira les buter jusque dans les chiottes. Ce sont les mots qu'il a choisis avec un art consommé de la rhétorique. Sa popularité est immédiate - 70% d'ipinions favorables.
Après la guerre, la guerre n'est pas finie.
Ce qui me plait à l'idée d'avoir 10 ans, c'est que j'aurai enfin un âge à deux chiffres. 10, c'est supérieur à 9. Pas besoin d'être bon en calcul pour le savoir. Et c'est mieux, je ne sais pas pourquoi, mais c'est mieux. Et comme dit mon père, on n'est pas près de passer à un âge à 3 chiffres.
Jean Follain
L' Asie
Par la fenêtre de l'école
on voyait la carte d'Asie
la Sibérie y était aussi chaude que
l' Inde
les insectes y cheminaient
de l' Indus au fleuve Amour;
au pied du mur
un homme mangeait sa soupe
que les fèves rendaient mauve
il était grave
et seul au monde.
**je ne sais pas grand-chose de Jean Follain, ce qui n'a pas la moindre importance parce que j'aime beaucoup beaucoup ses écrits à cause de leur beauté, de leur simplicité, de leur humanité, et que j'aurais aimé lui serrer la main et bavarder un moment en sa compagnie...
Dominique Fourcade
parfois la phrase de l'écrivain est plus jeune que le monde, et c'est éblouissant, parfois elle s'étonne d'avoir l'âge même du monde dormant, tantôt elle est incommensurablement plus ancienne que le monde ( mais alors de quelle année ? De quelle époque sans nom ?), telle quelle, sans style, la phrase dont le lecteur est l'écrivain.
(**Prévert)
Droit de regard
Vous
Je ne vous regarde pas
ma vie non plus ne vous regarde pas
J'aime ce que j'aime
et cela seul me regarde
et me voit
J'aime ceux que j'aime
je les regarde
ils m'en donnent droit.
( p.84)