Daniel Rondeau

Leurs manières sans manières étaient bardées de gentillesse. Ils ne voulaient pas me contrarier. La politique traversait en sautillant le remue-ménage de nos bavardages. Elle s'accrochait à des indignations bien senties. Elle s'enflait de coups de colère. Mais une certaine raison, un assez vif sentiment de l'absurde, même s'il se déclarait avec des gros sabots, et une réelle soumission à l'état des choses, l'étouffaient. (...) Au fond, l'important était que la pause s'éternise. Elle était un salon ouvrier, et un brouillon d'agora. (p. 102)

Ces trois kilomètres, répétés quatre fois par jour, me dérouillaient l'esprit. j'avais voulu venir au peuple ? J'y étais. Ce parcours était ma voie royale. Il menait tout droit à un compagnonnage épais et parfois fraternel. je pensais en marchant. (p. 84)

Le médecin me palpa, sans faire la moue. J'étais bon. Il me restait à subir l'épreuve des tests. Nous devions prouver que nous savions lire, écrire, compter. Je prenais garde de ne pas épuiser ma batterie de questions. Il ne fallait pas avoir l'air trop savant. (p. 55)

La solution de toute chose se trouve près de la Méditerranée.

Quand il recevra le prix Nobel de littérature en 1957, Camus, reconnaissant, écrira à M. Germain : "[...] ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j'étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. "

Le silence de Tipasa rompait avec le brouhaha parisien. Il me semblait que dans cet amphithéâtre de pierres sèches, marchant le long de la mer entre les temples et cette basilique chrétienne où il avait entendu le chant de la terre venir à sa rencontre, Camus avait réfléchi à l'unité du monde et des hommes.

Camus est algérien, et algérois avant tout. Dans l'exil, dans ses textes et dans ses prises de position, il portera une tendresse inconditionnelle pour ce peuple côtoyé durant toute son enfance et dont la simplicité et les souffrances sont aussi les siennes.

Mais le monde nous a abandonnés . Nous n'avons plus que Dieu ! Nous vaincrons nos ennemis , syriens et milices , nous les vaincrons par la foi et par la paix . Nous sommes le Peuple , et le Peuple est l'Église . Nous témoignerons de la vérité d'un peuple !

Bruno l'a rarement entendu évoquer ses débuts. Il a essayé de le questionner, mais Lambertin reste avare de confidences. Cet "âge d'or" semblait frappé du poinçon de ses maîtres, qui avaient été chargés de lutter contre l'OAS.
"ça ne rigolait pas. De Gaulle leur avait demandé de mettre le paquet. Ils ont fait le boulot, sans état d'âme, on y croyait, en ce temps-là, et ils savaient qu'ils seraient couverts. Il y avait de la loyauté."

L'ancien professeur sait bien que la France, comme tous les pays, et sans doute plus que les autres, a ses hauts et ses bas. Avant, les désastres finissaient par des résurrections. Même l’Algérie, on s’en est sortis. Maintenant, c’est autre chose, les gens ne savent plus ce qu’ils veulent, Lambertin a raison, il n’y a plus de loyauté, tout le monde est flou, les aruspices des instituts de sondage interprètent des chiffres mystérieux. Les réseaux sociaux fabriquent du brouillard.

Quand ils sont ensemble, le vieux et le gosse sont déraisonnablement heureux. Harry l'aime pour lui-même et pour lui. Il lui tient de grands discours sur ce que devrait être une équipe de foot idéale (le contraire du PSG qu'il déteste), sur la vie en Russie au temps d'Anna Karénine, sur les moeurs des renards qui s'aventurent la nuit jusqu'aux poubelles des immeubles, avant de revenir la plupart du temps à l'Afrique que lui avait racontée son père. Le vieux, qui évoque souvent son enfance à Sétif, lui fait tellement penser à son père qu'il a souvent envie de l'appeler Papa.

J'ai lu quelque part que l'architecte avait voulu construire une ville pour enfants. Le problème, quarante ans après, c'est que les enfants jouent à balles réelles avec des kalachnikovs. Il s'était préparé pour cette expédition en solo, mais n'avait pas prévu le cafard qui lui tombe dessus en entrant dans ce paysage complètement déstructuré.

Assis l'un contre l'autre sur une pierre, dans les vibrations de la lumière, nous progressons sans effort dans les renverses du temps. Je lui raconte l'histoire d'un écrivain nommé Thibaudet qui n'avait emporté que trois livres dans son sac de soldat en 1914. Elle m'a fait répéter plusieurs fois cette phrase tirée de La campagne avec Thucydide: "Un soldat de 14 pouvait être un homme qui vit avec poésie un moment important de l'Histoire, et comme à l'étape, on puise dans sa main l'eau des sources, confondues ici avec des essences éternelles, en Montaigne, je puisais l'eau de la vie, en Virgille l'eau de la poésie, en Thucydide l'eau de l'Histoire."

On ne choisit pas son époque, chacune a ses mauvais côtés, mais si nous voulons survivre, il faut aller chercher l'argent là où il se trouve.(p267)

Je suis le dernier des Mohicans. Sans le soutien de ma femme, que Dieu le Miséricordieux la bénisse, et de ma fille, sans l’aide de mes six commis, il y a longtemps que j’aurais mis la clef sous la porte. Ils n’attendent que cela, récupérer mes murs, mon fonds de commerce, pour quoi faire j’en sais rien. On résiste à l’adrénaline. Les petits salafistes, je suis assez grand pour m’en occuper. Ils me voient aiguiser mes lames tous les matins. Ils savent que je suis prêt à leur couper les couilles avec mon couteau. Ils sont venus me chercher deux ou trois fois, on en a chopé un et on lui a fait prendre un peu de bon temps dans la chambre froide. Ils n’ont pas insisté. En revanche, les Familles, c’est autre chose. Intouchables. Ils utilisent les salafistes quand ils en ont besoin. Ce qui m’enrage, c’est qu’ils sont marocains, comme moi. Avec des connexions partout.

La guerre en Irak a formé des centaines de combattants, venus de partout. L’État islamique campe aux portes de Damas, la Libye et le Sahel, une partie de l’Afrique sont contaminés. Les deux atouts des islamistes : une grande autonomie de décision et beaucoup de souplesse dans l’exécution. On est plus proche du franchising que du Komintern. N’oubliez pas que nous avons souvent affaire à des nomades, ils nouent des contacts, des amitiés. Certains se sont fixés sur les confins des grands empires, ce sont des sentinelles qui attendent leur heure, mais le plus souvent, ils ont déjà pactisé avec des chefs de tribus et règnent sans se cacher sur des territoires immenses. La toile s’élargit, Cachemire, Yémen, Pakistan, Nigeria. Partout beaucoup de business.

On voit très bien comment l’argent peut se mettre à tourner à une vitesse folle, des sommes colossales, entre le Caucase, le Pakistan, la Turquie, la Libye et la Somalie… C’est comme à la roulette. Là où la boule va s’arrêter, vous pouvez être sûrs que ça va être chaud. L’argent anticipe l’arrivée des rapport sur l’infiltration de la police par des éléments radicalisés.

Le tombeau du marabout m’intéressait à divers titres. Les tombeaux des saints sont toujours des check points entre le ciel et la terre. Et j’avais entendu parler de cette légende qui prétendait que Saint Louis, avant de mourir, s’était converti à l’islam. Le roi des mendiants aurait donc été deux fois sanctifié. Ibn Khaldoun évoquait déjà cette étrange hypothèse. Saint Louis, alias Sanluwis, ibn Luwis, ou le Ridâfrans, transcription phonétique de Roi des Francs, continuait de hanter la mémoire arabe des côtes égyptiennes jusqu’à Carthage où il était mort.

— “Je pourrais m’en retourner vivre avec les animaux…”
— Excellent ! Pour un Français, vous me surprenez. Jésus, notre grand chaman, était né dans une étable, près du bœuf et de l’âne. Le christianisme était alors une histoire de troupeaux, de brebis égarées… »

La littérature est une fête partagée, mon cher !" s'était un matin exclamé devant moi Heinrich Ledig Rowohlt. (1)
Tous ceux qui, un jour ou, l'autre, ont eu un livre pour compagnon le savent bien.
(1) Mario Vargas LLosa emploie la même expression pour évoquer l'art qui servit Hemingway pour transmuer la vie qu'il avait vécue et celle à laquelle il avait seulement rêvé.

Les musulmans de Bosnie sont des musulmans européens, en aucun cas des Saoudiens. […] Nous ne sommes pas contre la Yougoslavie ou contre la Serbie, nous sommes contre le régime de Milošević. Les problèmes des nationalités ne sont que des alibis. Naturellement chacun tient à sa patrie. Mais idéalement, les patries bosniaque, croate et serbe, devraient plus tard trouver le moyen de reformer une fédération. Quand les guerres, aujourd’hui nécessaires, seront achevées.