Sans doute, si Dieu existe, qu'Il se cache dans chaque grain de sable ou dans chaque plume colorée d'un oiseau exotique. Peut-être se demande-t-Il si ces êtres qu'il observe, dans le monde ici-bas, sont bien réels, s'ils existent vraiment parce qu'ils en ont une vague impression. Et s'Il se penche sur ce qui se passe en Ohio, peut-être pensera-t-Il, tel le lecteur lambda que nous sommes, que cette histoire n'a ni queue ni tête, que les personnages - sont-ce des êtres, s'ils pensent vraiment exister ? - sont détonants et loufoques, que l'usage de la liberté qui leur est permis de faire est peut-être un trop grand don. La fonction du balai serait un roman sans l'être. Foisonnant de personnages et de situations à la cohérence apparente, le récit de David Foster Wallace casse les codes du genre, recentrant donc le lecteur sur la seule narrativité, sur le langage. Car le langage est l'un des piliers du roman, comme source de la communication entre les personnages mais aussi de la représentation du monde. L'autre pilier est le questionnement sur l'individu, sur sa place dans un groupe social - la famille, la société - sur son utilité.
A maints égards, le foisonnement narratif de La fonction du balai rappelle les œuvres d'autres jeunes auteurs américains, de John Kennedy Toole à Jonathan Franzen en passant par Tristan Egolf. C'est une sorte de tourbillon de personnages à la fois très sérieux et loufoques, et de situations absurdes qui attendent le lecteur. Au centre de ce théâtre, Lenore Beadsman est la fille d'un magnat du petit pot pour bébé qui travaille en tant que standardiste, pour quatre dollars de l'heure, dans une maison d'édition. Elle flirte avec son patron, Rick Vigorous, dont le nom n'augure en rien de son incapacité sexuelle - il est doté d'un micro-pénis -, qui est obsédé par la possession - verbale, puisque non physique - de Lenore. Parmi la famille Beadsman, il faut encore citer LaVache, brillant étudiant unijambiste et plus gros dealer de drogue de son université ; Clarice fait front aux infidélités de son mari en organisation des thérapies familiales passant par un théâtre grotesque ; John, le frère aîné, pousse sa logique jusqu'à devenir famélique ; Lenore, l'arrière-grand-mère et matriarche ; Patrice, la mère folle à force d'avoir été humiliée, et encore Concarnadine, la grand-mère atteinte de démence. Citons également le père de Lenore, Stonecipher, un grand ponte industriel qui redoute, plus que de perdre sa grand-mère, de perdre un secret industriel. D'autres personnages, encore, doivent être cités : Andrew "Wang-Dang" Lang, étudiant bourru et comptable déprimé qui reviendra, à la faveur d'un hasard, dans la vie de Lenore ; Neil Obstat travaille pour le père de Lenore et nourrit pour cette dernière une admiration secrète ; Candy Mandible, collègue de Lenore et dont les charmes sont recherchés par les meilleurs partis de l'Ohio ; Melinda-Sue, la femme d'Andy Lang ; Peter Abbott, le réparateur des lignes téléphoniques ; Norman Bombardini, monstrueux obèse ; le docteur Jay, psychologue aux méthodes pour le moins étranges et à la déontologie douteuse. Les situations loufoques, qui s'enchaînent, donnent un caractère surréaliste au récit, depuis le repas gargantuesque de Norman Bombardini jusqu'à la scène du bar avec M. Bloemker et sa poupée gonflable en passant par l'ultime menottage de Lenore par Rick. A maints égards, La fonction du balai est un roman fou.
Mais est-ce réellement un roman ? La question mérite d'être posée. De façon évidente, David Foster Wallace casse les codes du genre. Le roman commence avec une disparition - celle de Lenore Beadsman, l'arrière-grand-mère - dont la résolution servira de fil rouge au récit. Par ailleurs, cette disparition n'est pas anodine : avec elle, Lenore Beadsman a entraîné une vingtaine de résidents de l'hospice, et la vieille dame a besoin d'une température constante de 37 degrés. Si la résolution de l'enquête paraît chose aisée en apparence - une personne âgée peu mobile, entourée de personnes comme elle, et qui a des besoins vitaux très particuliers -, rien ne le sera vraiment. Quelques indices - des dessins énigmatiques - serviront de piste à Lenore - l'arrière-petite-fille -, sans toutefois que l'enquête, au bout des 700 pages du roman, ne trouve une explication. Et cette fin, d'ailleurs, n'en est pas une. Tout l'univers du roman semble s'effondrer dans un cataclysme insensé de lignes téléphoniques folles, de tremblements de terre dus à un obèse, d'une série de questions qui demeurent sans réponse. Entre les deux points - le début et la fin -, David Foster Wallace déroule un récit d'apparence ordonnée, mais décousu, une sorte de profusion narrative que l'on pourrait voir comme un exercice de style, un enchevêtrement de situations dans lesquelles les personnages, englués dans un système d'obligations envers les autres et d'enfermement quant à eux-mêmes, ne peuvent littéralement pas avancer. Hélas pour Lenore, aucun autre personnage qu'elle ne semble porter attention à ce qui est advenu de Lenore Beadsman l'aînée, même son propre père, qui pourtant la "place" sur cette enquête, et dont le souci principal semble être la perte du secret d'une alimentation miracle pour les bébés, laquelle accélérerait l'apprentissage du langage. En réalité, tout, ou presque, est là : La fonction du balai interroge en fait le rôle du langage dans la construction de l'individu et la représentation du monde.
De fait, disqualifiant l'objet de sa narration, David Foster Wallace recentre son récit sur sa fonction langagière. Le mot, dit Wittgenstein via Lenore Beadsman, est ce qui définit le monde, et le contrôle. Ainsi le roman peut-il être compris comme un système, c'est-à-dire un ensemble de signes cohérents, bien que cela ne paraisse pas évident à nous, lecteur, mais puisque nous sommes à l'extérieur de ce système, cela ne compte pas. Le langage devient une manière de comprendre le monde, de l'appréhender. Les histoires de Rick, dans ce sens, sont très significatives. Rick raconte des histoires à Lenore, histoires qu'il est censé tirer des épreuves qui lui sont envoyées, en qualité de rédacteur en chef d'une revue littéraire, par plusieurs auteurs du pays. Ces histoires servent, en réalité, de mise en abîme, pour mieux comprendre la façon dont Rick perçoit les choses. Elles sont non seulement à l'attention de Lenore, mais également de la nôtre, en tant que lecteurs. La femme obèse et sa grenouille cachée, par exemple, est la métaphore de l'impossibilité de se départir de son milieu social ou familial. Pour Rick, ces histoires sont une manière de communiquer, et il s'agit en réalité de la seule manière de faire pour lui. Idem pour Clarice et les séances théâtrales familiales, dans lesquelles le mal-être d'une femme trompée devient scénario fictif d'une pièce qui doit agir comme thérapie. La fiction devient un moyen de dire : dire pour comprendre, dire pour contrôler. Mais des résistances apparaissent : Alvin, le mari de Clarice, ne joue pas vraiment le jeu ; Lenore réfute cette obligation de contrôle. Le langage, comme outil de la fiction, en prend alors les qualités et les défauts. Partant, ce qui concerne les personnages d'un roman - donc d'une fiction - nous concerne aussi nous, lecteurs, utilisateurs du langage. Le langage ne peut à lui seul appréhender le monde. Et l'individu, libéré d'un système langagier défaillant, peut alors appréhender sa propre liberté.
Mais est-ce réellement si simple ? Doit-on prendre au sérieux une réflexion qui n'a rien de sérieux ? Et, le cas échéant, de quelle liberté parle-t-on ? L'individu peut-il être absolument libre, ou est-il soumis à des forces, des pressions, une obligation d'utilité ? Revenons au personnage central, Lenore, autour de qui tout gravite, tel le centre d'un système. Lenore, qui rappelons-le, en tant qu'héritière, travaille comme standardiste, semble très attachée à sa liberté individuelle. Son attitude démontre son envie de ne se soumettre à aucune volonté extérieure. Tout en elle interroge la place de l'individu dans un groupe social : la famille, l'entreprise, la société. Dans une société américaine individualiste, l'exemple de Lenore démontre l'impossibilité pour l'individu d'être totalement libre. Malgré sa volonté, Lenore est tiraillée par les volontés des uns et des autres : son père qui veut qu'elle retrouve l'arrière-grand-mère, Rick qui veut la posséder par les mots, Andy Lang qui aimerait lui faire l'amour, Norman Bombardini qui lui réserve une place spéciale dans son monde ingéré. La scène finale est particulièrement symbolique, où, dans un chaos sensoriel, Lenore est écartelée par les sollicitations de tout le monde, où chacun réclame son avis, lui donne des conseils, la veut pour lui-même. Chacun attend de Lenore une fonction, une utilité, qui la définirait en tant qu'individu, tel un balai dont on attend qu'il balaie, et dont on prendra alors la partie utile, c'est-à-dire la brosse. La fonction de l'être, c'est-à-dire son utilité, est donc définie par autrui, selon son intérêt, et Lenore, malgré ses revendications de liberté individuelle, qui est prête aux sacrifices financiers que cela implique, à l'absence d'amour physique que cela implique, se fait, comme tout un chacun, le maillon d'une chaîne plus grande.
Quel est donc le sens de tout cela ? Dans une société individualiste où l'individu, en réalité, n'existe pas pour lui-même, où est le sens, et y a-t-il seulement Salut ? Celui-ci est-il en ce Dieu auquel l'Amérique croit, sans connaître toutefois son visage ? Rien n'est moins sûr. Car Dieu, comme tous les autres, s'est fondu dans le paysage. Paysage commercial du Grand Désert de l'Ohio - GOD pour l'acronyme anglais - qui n'a rien de la Thébaïde biblique, mais tout du mall du Midwest, humaine création et illusion. Paysage médiatique, où Dieu est vendu en formules d'abonnement et dont la Parole est débitée par une perruche mi divine, mi gouailleuse. A moins qu'il ne faille penser qu'il n'y aucun sens à cela, comme il y a un roman sans les codes du roman, comme le dessin de Lenore Beadsman de l'homme qui monte - ou qui descend - la dune de sable, comme le langage qui aspire à être tout - comme Norman Bombardini - et qui n'est rien.
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