Quel livre saisissant ! Quelle force dans les mots, dans la restitution de la souffrance de l’héroïne ! Quelle puissance d’évocation dans la violence des situations ! Avec quelle justesse l’auteur arrive-t-il à dépeindre la toxicité de la relation qui unit les protagonistes de cette histoire !
On sort de cette lecture estomaqué et chancelant, et ce d’autant que s’il s’agit en l’occurrence d’une fiction, on sait parfaitement que la violence faite aux femmes n’en est pas une. Or, Eric Reinhardt nous fait entrer de plain-pied dans l’univers confiné, étouffant et destructeur d’un foyer où se joue la domination et la mise à mort de l’un des membres du couple par l’autre.
Bénédicte Ombredanne, brillante et pétillante agrégée de lettres, grande amoureuse des livres, en particulier de ceux de Villiers de l’Isle-Adam auquel elle a consacré son mémoire de maîtrise, déçue par son existence, s’en est construit une fictive. Pour y vivre elle-même, mais surtout peut-être pour en offrir l’image au reste du monde. Ce qu’elle attendait de la vie et qui n’est pas advenu, elle en a fait une fiction, qu’elle s’échine à transformer en réalité pour les autres, y compris pour ses plus proches amis et sa famille. Une fiction qu’elle préfèrera poursuivre jusqu’à la mort, plutôt que d’y renoncer. Elle a fait de sa vie un roman. Son roman.
Mais elle en confie le soin de la rédaction à un écrivain dont l’œuvre l’a éblouie. Un écrivain qui va devoir se débrouiller avec cette matière fictionnelle si difficile à démêler et avec laquelle il a lui-même du mal à faire la part des choses.
Au point qu’on ne sait plus, en tant que lecteur, ce qui, dans ce que Bénédicte raconte à Eric et prétend avoir vécu, s’est réellement passé ou pas. Car on finit par s’apercevoir qu’elle choisit de raconter ou de taire certains épisodes et certains aspects de sa vie en fonction de son interlocuteur.
Le roman démarre ainsi, sur la rencontre entre cet écrivain qui a reçu une lettre particulièrement touchante et la lectrice qui en est l’auteur. On pense alors s’embarquer dans une autofiction, avec une identification entre le narrateur et l’auteur, qui portent le même nom.
Mais le roman emprunte très vite une autre voie, celle d’une forme romanesque plus classique ayant pour sujet le harcèlement conjugal, et j’avoue m’être demandé pourquoi Eric Reinhardt avait choisi cette entrée en matière, comme si le roman avait deux faces. Même après avoir refermé le livre, je m’interroge encore, bien que cela ne m’apparaisse ni superflu ni artificiel et que j’aie quelques pistes de réflexion.
A la détresse de cette femme suscitée par la médiocrité de la vie fait écho celle de l’écrivain qui n’arrive pas à donner à son écriture l’intensité qu’il voudrait.
Tous deux se réfugient dans la littérature, et l’écrivain Eric Reinhardt trouve des mots magnifiques pour dépeindre l’intensité de l’acte d’écrire et la valeur existentielle de cette expérience, qui a pour corollaire celle de la lecture, tout aussi puissante.
La réalité n’est-elle que celle que l’on façonne, que l’on suscite par le verbe ? Rêve et réalité ne sont-ils pas intimement liés ? C’est ce que semble suggérer l’ombre de Villiers de l’Isle-Adam, ce magnifique écrivain du XIXe siècle, sous le patronage duquel est placé le roman...
Sans doute le double regard du narrateur écrivain et du personnage lui-même permet-il de donner un double éclairage à l’histoire, si important ici : du point de vue intérieur de l’héroïne et de celui d’un être extérieur.
Quoi qu’il en soit, Eric Reinhardt signe un roman magnifique, et l’on fait corps avec son héroïne, notamment dans les pages où son mari la mitraille de questions, la réveillant la nuit, ne lui laissant aucun répit pour qu’elle « avoue » son méfait, l’adultère. Des pages denses, sans aucun paragraphe, qui ne laisse au lecteur aucun loisir de respirer, qui subit ce que subit Bénédicte Ombredanne. Et on se désespère de la voir se laisser écraser, au moment même où on se dit qu’elle pourrait s’insurger et se libérer...
En le refermant, comme me l’a soufflé MelleFifi, une autre lectrice, on se dit qu’on devrait le relire, tant Eric Reinhardt distille habilement les éléments de son histoire. On le relirait assurément de manière différente...
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