Citations de Gabriel Garcia Marquez (1319)
Il passa de maison en maison, traînant après lui deux lingots de métal, et tout le monde fut saisi de terreur à voir les chaudrons, les poêles, les tenailles et les chaufferettes tomber tout seuls de la place où ils étaient, le bois craquer à cause des clous et des vis qui essayaient désespérément de s’en arracher, et même les objets perdus depuis longtemps apparaissaient là où on les avait le plus cherchés, et se traînaient en débandade turbulente derrière les fers magiques de Melquiades. « Les choses ont une vie bien à elles, clamait le gitan avec un accent guttural ; il faut réveiller leur âme, toute la question est là. » José Arcadio Buendia, dont l’imagination audacieuse allait toujours plus loin que le génie même de la Nature, quand ce n’était pas plus loin que les miracles et la magie, pensa qu’il était possible de se servir de cette invention inutile pour extraire l’or des entrailles de la terre. Melquiades, qui était un homme honnête, le mit en garde : « Ca ne sert pas à ça. » Mais José Arcadio Buendia, en ce temps-là, ne croyait pas à l’honnêteté des gitans, et il troqua son mulet et un troupeau de chèvres contre les deux lingots aimantés. Ursula Iguaran, sa femme, qui comptait sur ces animaux pour agrandir le patrimoine domestique en régression, ne parvint pas à l’en dissuader. « Très vite on aura plus d’or qu’il n’en faut pour paver toute la maison », retorqua son mari. Pendant plusieurs mois, il s’obstina à vouloir démontrer le bien-fondé de ses prévisions. Il fouilla la région pied à pied, sans oublier le fond de la rivière, traînant les deux lingots de fer et récitant à haute voix les formules qu’avait employées Melquiades. La seule chose qu’il réussit à déterrer, ce fut une armure du XVè siècle dont tous les éléments étaient soudés par une carapace de rouille et qui sonnait le creux comme une énorme calebasse pleine de cailloux. Quand José Arcadio Buendia et les quatres hommes de son expédition parvinrent à désarticuler l’armure, ils trouvèrent à l’intérieur un squelette calcifié qui portait à son cou un médaillon en cuivre contenant une mèche de cheveux de femme. »
Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. Macondo était alors un village d’une vingtaine de maisons en glaise et en roseaux, construites au bord d’une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des oeufs préhistoriques. Le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt. Tous les ans, au moins de mars, une famille de gitans déguenillés plantait sa tente près du village et, dans un grand tintamarre de fifres et de tambourins, faisait part des nouvelles inventions. Ils commencèrent par apporter l’aimant. Un gros gitan à la barbe broussailleuse et aux mains de moineau, qui répondait au nom de Melquiades, fit en public une truculente démonstration de ce que lui-même appelait la huitième merveille des savants alchimistes de Macédoine.
Pour la première fois j'ai vu un cadavre. Nous sommes aujourd'hui mercredi mais j'ai l'impression que c'est dimanche car je ne suis pas allé à l'école et on m'a mis ce costume de velours vert qui me serre par endroits.
-Chap 1- (les deux premières phrases) - p15-
Il aurait entre 107 et 232 ans.
Durant la fin de la semaine les charognards s’abattirent sur les balcons du palais présidentiel, détruisirent à coups de bec le grillage des fenêtres, remuèrent avec leurs ailes le temps stagnant intra-muros, et le lundi au petit jour la ville se réveilla d’une léthargie de plusieurs siècles sous une brise tiède et tendre de grand cadavre et de grandeur pourrie.
Mme Rebecca, derrière son éternel ventilateur, repousse tout ce qui pourrait contrarier sa soif de malveillance provoquée par une vieillesse stérile et tourmentée.
Les choses ont une vie bien à elles ; il faut réveiller leur âme toute la question est là
Le secret d'une bonne vieillesse n'était rien d'autre que la conclusion d'un pacte honorable avec la solitude
Fernanda leur racontait qu'elle était heureuse, et en réalité elle l'était, précisément parce qu'elle se sentait déliée de toute obligation, comme si la vie l'avait de nouveau entraînée dans l'univers de ses parents où l'on n'était pas atteint par les problèmes journaliers parce qu'ils étaient résolus d'avance en imagination.
[Elle] accédait à l'âge où la jeune fille en fleur devient fruitière.
-Qu'est-ce qu'il dit ? demanda-t-il.
- lI est très triste, lui répondit Ursula. Il croit que tu vas mourir.
- Dites-lui, fit le colonel en souriant, qu'on ne meurt pas quand on veut, mais seulement quand on peut.
Nous pourrirons sur place, ici, à l'intérieur, se dit-elle en elle-même. Nous retournerons en poussière dans cette maison sans hommes, mais nous ne donnerons pas à tous ces misérables la joie de nous voir pleurer.
La dernière à défiler fut Ursula. Sa dignité douloureuse, le poids de son nom, la véhémence persuasive de sa déclaration, firent vaciller un moment le bon équilibre de la justice. « Vous avez pris très au sérieux ce jeu effrayant, et vous avez bien fait, car vous accomplissiez votre devoir, dit-elle aux membres du tribunal. Mais ne l'oubliez pas: tant que Dieu nous prêtera vie, nous ne cesserons pas d'être des mères, et tout révolutionnaires que vous soyez, nous avons le droit de vous baisser les pantalons et de vous flanquer une fessée au premier manque de respect. »
L’amour m’avait enseigné trop tard qu’on se fait beau pour quelqu’un, qu’on s’habille et se parfume pour quelqu’un, et moi je n’avais jamais eu personne pour faire tout cela. (p. 115)
— Nous ne nous en irons pas, dit-elle. Nous resterons ici parce que c'est ici que nous avons eu un enfant.
— Nous n'avons pas encore eu de mort, répliqua-t-il. On n'est de nulle part tant qu'on n'a pas un mort sous la terre.
— Comment allez-vous, colonel ? lui lançait-on en passant.
— Comme ça, répondait-il. J'attends que passe mon enterrement.
Étourdi par deux nostalgies qui se faisaient face comme des miroirs parallèles, il perdit son merveilleux sens de l'irréalité, au point qu'il finit par leur recommander à tous de quitter Macondo, d'oublier tout ce qu'il leur avait enseigné sur le monde et le cœur humain, d'envoyer chier Horace, et , en quelque endroit qu'ils fussent, de toujours se rappeler que le passé n'était que mensonge, que la mémoire ne comportait pas de chemins de retour, que tout printemps révolu était irrécupérable et que l'amour le plus fou, le plus persistant, n'était de toute manière qu'une vérité de passade.
Mais à l’instant crucial de sa vie elle déposa les armes, sans tenir compte le moins du monde de la beauté virile du prétendant, ni de sa richesse légendaire, ni de sa gloire précoce, ni d’aucun de ses nombreux et réels mérites, chavirée par la peur de l’occasion qui s’n allait et par l’imminence de ses vingt et un ans, sa limite secrète pour se livrer au destin. Cet unique instant lui suffit pour assumer une décision inscrite dans les lois divines et humaines : jusqu’à la mort. Alors, tous ses doutes se dissipèrent et elle put accomplir sans remords ce que la raison lui signifiait comme le plus décent : sans une larme elle passa l’éponge sur le souvenir de Florentino Ariza, l’effaça tout entier, et laissa un champ de marguerites fleurir à la place qu’il occupait dans sa mémoire. Elle ne s’autorisa qu’à un soupir plus profond que de coutume, le dernier : “pauvre homme !”.
Mais tout au long de ces messes de la solitude elles prenaient conscience de retrouver leur libre-arbitre, après avoir renoncé à leur nom de famille et à leur propre identité en échange d'une sécurité qui n’avait été qu’une de leurs nombreuses illusions de jeunes mariés. Elles seules savaient combien était pesant l’homme qu’elles aimaient à la folie et qui les aimait peut-être, mais qu’elles avaient dû continuer d’élever jusqu’à son dernier soupir, lui donnant à téter, changeant ses couches souillées, le distrayant avec des duperies maternelles afin de lui ôter chaque matin la terreur de sortir et de voir le visage de la réalité. Cependant, lorsqu’elles le regardaient partir de la maison après l’avoir poussé à affronter le monde, c’étaient elles qui demeuraient dans la terreur que leur homme ne revint jamais. C’était la vie. L’amour, s’il existait, était chose à part : une autre vie.
Le coeur possède plus de chambres qu'un hôtel de putes.