Citations de Gabriel Garcia Marquez (1316)
Bien que le soleil commençât à décliner, les branchages des mangliers semblaient bouillir dans la chaleur des marais morts qui entouraient la ville et dont la touffeur pestilentielle était moins supportable que celle des eaux de la baie, putréfiées depuis un siècle par le sang et les déchets des abattoirs. Lorsqu'ils passèrent sous la porte de la Demi-Lune, des charognards épouvantés s'envolèrent en rafales du marché en plein air. Il restait encore des vestiges de la panique provoquée par un chien malade de la rage qui, le matin même, avait mordu plusieurs personnes d'âges divers, dont une Castillane de race blanche qui rôdait là où elle n'aurait pas dû. Il avait aussi mordu des enfants du quartier des esclaves, et ces derniers avaient réussi à le tuer à coups de pierre. Le cadavre pendait à un arbre devant la porte de l'école. Le général Montilla le fit incinérer, pour des raisons sanitaires d'abord, mais surtout pour empêcher que l'on tentât de conjurer son maléfice par des sortilèges africains.
C'était une mauvaise époque pour être jeune ; il y avait une façon de se vêtir pour chaque âge, mais celle de la vieillesse commençait peu après l'adolescence et durait jusqu'au tombeau. C'était, plus qu'un âge, une dignité sociale. Les jeunes s'habillaient comme leurs grands-parents, se donnaient un air respectable avec leurs lunettes prématurées, et la canne était fort bien vue dès trente ans. Pour les femmes il n'y avait que deux âges : celui de se marier, qui n'allait pas au-delà de vingt - deux ans, et celui du célibat éternel, des laissées - pour- compte. Les autres, les femmes mariées, les mères, les veuves, les grands-mères, formaient une espèce distincte qui ne regardait pas son âge en fonction des années passées mais du temps qu'il lui restait encore avant de mourir.
Le quartier des esclaves, au bord des marigots, était d'une misère bouleversante. Les gens vivaient avec les charognards et les porcs dans des cages d'argile aux toits de palme, et les enfants buvaient l'eau boueuse des rues. Pourtant avec ses couleurs vives et ses voix chantantes, c'était le quartier le plus gai, surtout au crépuscule, lorsqu'on sortait les chaises pour prendre le frais au milieu de la rue.
Le médecin lui tendit sans préambule un ouvrage qu'il reconnut au premier coup d'oeil. C'était les quatre livres de l'Amadis de Gaule dans une ancienne édition sévillanne. Delaura le parcourut, tremblant d'émotion, et comprit qu'il était à deux doigts de se damner.
"Savez-vous que ce livre et interdit?
- De même que tous les grands romans de ces siècles derniers, dit Abrenuncio. A leur place, on imprima des traités à l'usage des savants. De nos jours, que liraient les pauvres s'ils ne lisaient en cachette les romans de chevalerie?
- Il y en a d'autres, dit Delaura. Ici, on a lu cent exemplaires de l'édition princeps du Don Quichotte, l'année même où elle fut imprimée.
Pour la première fois depuis qu'il avait cessé de croire, il éprouva le besoin de prier. Il se rendit à l'oratoire, ressemble toutes ses forces pour tenter de retrouver le Dieu qui l'avait abandonné, sans y parvenir : parce qu'elle se nourrit des sens, l'incrédulité est plus résistance que la foi.
(...) Une fois sorti de la chambre, il s'arrêta devant le hamac du marquis et affina son pronostic :
"Madame la marquise mourra au plus tard le 15 septembre si auparavant elle ne s'est pas pendue à une poutre."
Imperturbable, le marquis répliqua :
"Dommage que le 15 septembre soit si loin."
Il contempla par la fenêtre la mer assoupie dans le marasme de l'après-midi et s'aperçut, le coeur triste, que les hirondelles étaient de retour. La brise ne s'était pas encore levée. Un groupe d'enfants essayait de chasser à coups de pierres un albatros égaré sur une plage marécageuse, et le marquis suivit son vol fugitif jusqu'à le voir se perdre entre les dômes radieux de la ville fortifiée.
Un chien couleur de cendre, une lune blanche au front, fit irruption dans les venelles du marché le premier dimanche de décembre, culbuta les éventaires de fritures, renversa les étals des Indiens et les échoppes de la loterie, et dans sa course mordit quatre personnes qui tentaient de lui barrer le chemin. Trois étaient des esclaves noirs, l'autre Sierva Maria de Todos los Angeles, fille unique du marquis de Casualduero, venue avec une servante mulâtre acheter une ribambelle de grelots pour la fête d'anniversaire de ses douze ans.
...il se laissa gagner par sa propre conviction que les êtres humains ne naissent pas une fois pour toutes à l'heure où leur mère leur donne le jour, mais que la vie les oblige de nouveau et bien souvent à accoucher d'eux-mêmes.
...elle commença à lui parler de son inconsolable douleur d'avoir perdu son mari trois ans auparavant, tandis qu'elle enlevait et jetait par-dessus bord les crêpes de son veuvage, jusqu'à ce qu'il ne lui restât rien, même pas son alliance. Elle otât son chemisier de taffetas brodé de perles de verre et le lança à travers la chambre sur la bergère du fond, envoya son corset par-dessus son épaule de l'autre côté du lit, ôta d'un seul geste la longue jupe et le jupon à volants, la gaine en satin du porte-jarretelles, les bas de soie funèbres, et éparpilla le tout sur le sol jusqu'à ce que la chambre fût tapissée des derniers lambeaux de son deuil. [...] Enfin, elle enleva sa culotte de dentelle, la faisant glisser sur ses jambes d'un rapide mouvement de nageuse, et resta toute nue.
Elle lui semblait si belle, si séduisante, si différente des gens du commun qu'il ne comprenait pas pourquoi personne n'était comme lui bouleversé par le chant de castagnettes de ses talons sur les pavés de la rue, ni pourquoi les coeurs ne battaient pas la chamade aux soupirs de ses volants, ni pourquoi personne ne devenait fou d'amour sous la caresse de ses cheveux, l'envol de ses mains, l'or de son rire.
(À propos de cent ans de solitude)
Oui, je lui en veux. Ce livre a failli flanquer ma vie en l'air. Une fois publié, plus rien n'a été comme avant.
Parce que la célébrité fausse notre perception du réel, peut-être autant que le pouvoir et, pour comble, c'est une menace constante pour la vie privée. Il faut le voir pour le croire.
Se souvenir est facile pour ceux qui ont de la mémoire, mais oublier est difficile pour ceux qui ont du cœur.
(...) il était déjà trop grand pour son âge et débordait de cette santé insolente et frivole que donne le désœuvrement.
Grande, pareille à une longue tige écanguée, hautaine, toujours vêtue d’abondants jupons bouillonnant de dentelles, avec cet air distingué qui résistait aux années et aux mauvais souvenirs, Amaranta semblait porter au front la croix de cendre de la virginité. En fait, c’était à la main qu’elle la portait, sous la bande noire qu’elle n’ôtait même pas pour dormir et qu’elle lavait et repassait elle-même. A broder son linceul, la vie s’en allait. On aurait dit qu’elle y travaillait dans la journée et défaisait son ouvrage la nuit venue, non dans l’espoir de vaincre ainsi sa solitude, mais, tout au contraire, pour l’entretenir.
- Qu'est-ce qu'il dit ? demanda t'il.
- Il est très triste, lui répondit Ursula. Il croit que tu vas mourir.
- Dites-lui, fit le colonel en souriant, qu'on ne meurt pas quand on veut, mais seulement quand on peut.
Quelqu'un osait parfois venir troubler sa solitude :
- Comment allez-vous, colonel ? Lui lançait-on en passant.
- Comme ça, répondait-il. J'attends que passe mon enterrement.
c'est à peine si le colonel Aureliano Buendia comprit que le secret d'une bonne vieillesse n'était rien d'autre que la conclusion d'un pacte honorable avec la solitude.
Les efforts qu'il déployait pour systématiser les présages étaient inutiles. Ils se présentaient d'un seul coup, en un éclair de lucidité surnaturelle, comme autant de moments de certitude absolue et éphémère, mais insaisissable.
Sans vaine sentimentalité, il pensait à tous les gens qu'il avait connus, dans une sorte de sévère règlement de comptes avec la vie, et commençait à comprendre combien il aimait en fait les êtres qu'il avait le plus haïs.