Citations de Laure Murat (300)
Dans son bel essai, Encore et jamais, Camille Laurens cite et commente les propos de la pianiste Hélène Grimaud, pour qui répéter signifie « re-chercher, chercher à nouveau, « ce qui implique que ce qui doit être répété ne fait pas partie des choses qu'on puisse acquérir une fois pour toutes ». Ainsi, ce qu'on va chercher lorsqu'on répète n'appartient pas au passé ; ce n'est pas une chose connue qu'on réitère, mais une chose future qu'on anticipe ». Au même titre, la relecture est un work in progress, un entretien infini, dont la caractéristique est d'être réservée à la seule jouissance intime du lecteur.
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Ce que Barthes appelle la « lecture éphémère » ou la « lecture sans retour », désignant ces livres qu'on ne lit qu'une fois, qu'on traverse comme le train un paysage où l'on ne reviendra plus, serait lié à la naissance du capitalisme. Elle relèverait d'une « idéologie de la consommation », d'une « phénoménologie de la dévoration », qui aurait été impensable sous l'Antiquité ou au Moyen Age, époques de l'éternel retour au texte et de la glose.
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Annie Ernaux
A priori, j'ai une réticence à relire. J'ai l'impression, un peu, de perdre mon temps. Il y a tant de livres que je n'ai pas lus encore à découvrir ! Il me semble toujours qu'il y a un, des textes, qui vont m'ouvrir des pensées, des sensations, je ne sais quoi d'inconnu encore tandis que je n'attends rien de spécial des livres déjà lus, comme si je les avais digérés. Pour tout dire, j'ai peur de ne rien éprouver, genre ancien amour qu'on revoit et qui vous laisse de glace. (p. 170)
L’aristocrate est, par excellence, quelqu’un qui se prend pour un aristocrate.
Jean Echenoz-
(...) Il y a aussi des livres que je redoute de relire, afin de garder intact l'éblouissement de la première lecture, comme -Lumière d'août- , par exemple. (p. 164)
Un mot célèbre résume la perspicacité de l’aristocratie à l’endroit de Proust. Alors que l’écrivain s’apprêtait à signer le livre d’or, le duc de Gramont chez qui il était invité, craignant qu’il n’occupât toute la page par une phrase interminable, lui glissa : « Votre nom, Monsieur Proust, mais… pas de pensée ! » Proust, qui rapporte cette anecdote à son ami Bertrand de Fénelon dans une lettre datée de l’été 1904, commente fort à propos : « Le désir d’avoir le nom et la crainte d’avoir la “pensée” eussent été plus justifiés si c’était moi qui l’avais eu à dîner et lui avais demandé de signer : “Votre nom, Monsieur le Duc, mais pas de pensée.”
La relecture est pour moi moins liée à un savoir cumulatif qu'à un effet de variations. Je comparerais ça au piano, quand vous interprétez un morceau la première fois, la dixième fois, la centième fois. Ce n'est pas une suite de savoirs qu'on peut feuilleter. C'est comme si à chaque fois on attrapait quelques brins d'herbe supplémentaires sur le chemin, ça s'épaissit, ça fermente. A la fin, quand on frotte les brins d'herbe, ça ne sent plus pareil.
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Hier, j’ai entendu par hasard à la radio la rediffusion d’un entretien avec Annie Ernaux. Le journaliste lui demandait de décrire en une phrase son milieu d’origine. Sa réponse : « Le réel, sans les mots. »
En l’écoutant j’ai compris que j’étais issue, presque rigoureusement, du contraire : les mots, sans le réel.
Si tant est que vivre sans réel ait le moindre sens. Mais la langue, la correction de la langue, sa vivacité, ses couleurs, son relief, écrasaient tout.
un feuilletage rapide, une relecture très partielle (souvent, je relis un livre lu il y a longtemps et je ne relis que les passages cochés alors) suffit quelquefois à nous rendre le livre entier, dépouillé parfois même du superflu. Notre connaissance (ou conscience) du livre approche peut-être ce que fut le pressentiment de l'auteur qui en caressait l'idée.
Eric Chevillard
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Qu'est-ce qui fait qu'un texte tient ou tombe, passe ou non le « cap » de la relecture ? Ou, pour dire les choses autrement, la relecture est-elle le critère grâce auquel on reconnaît les chefs-d’œuvre ? Élisabeth Ladenson, professeure de littérature française , en est convaincue : « J'avais lu Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq à sa sortie. Je l'avais trouvé intéressant, sans toutefois l'adorer, une première fois. Or quelques années plus tard, j'ai dû l'enseigner, et cette deuxième fois, de surcroît avec obligation de le commenter, j'ai été impressionnée par sa nullité. Mon métier, qui exige une relecture régulière de beaucoup d’œuvres m'a incitée à contempler ce phénomène depuis des années, et j'ai fini par conclure que l'idée – le poncif – que c'est à la relecture qu'on reconnaît le vrai génie littéraire est exacte. J'ai relu par exemple L’Éducation sentimentale sans doute une dizaine de fois, notamment pour des cours, toujours avec un plaisir profond et un sens de découverte. Sans parler de Proust. »
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[Chapitre : J'ai perdu Le Temps retrouvé...]
Jean Echenoz, lui, pointe un autre rapport au texte : " J'ai passé 40 ans à me promener dans l'édition en trois volumes de la Pléiade, que je lisais par petits bouts. Il y a deux ou trois ans, j'ai pris le premier volume et j'ai lu la totalité de l’œuvre dans sa continuité pour la première fois. Si bien que je peux dire que je l'ai lu après l'avoir relu." Contrairement à une idée trop répandue, c'est donc la relecture qui conduit à la lecture et non l'inverse. Mais pour l’œuvre de Proust, exclusivement. Aucun autre auteur n'a mérité cet hommage paradoxal.
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Patrick Chamoiseau
Relire c'est l'âme du lire, son accomplissement. (p. 139)
Agnès Desarthe-
Je relis pour arriver à comprendre le mystère, le secret de fabrication.
je relis dans des périodes de chagrin, parce que la lecture serait trop exigeante, trop difficile.
Je relis pour y croire ( à la littérature, à l'écriture)
je relis en cherchant l'étrangeté dans la langue.
je relis systématiquement avant d'écrire. C'est ce que j'appelle ma méthode de parrainage- marrainage. J'ai besoin d'élire un parrain ou une marraine, qui sera ma boussole. (p. 159)
Oui. Mais la rupture a été progressive. Quand je suis partie de la maison, à 19 ans, pour m’installer dans un studio, au métro République, une cousine m’a dit : « Pour moi la République, c’est la Chine ! » D’un coup, j’appartenais à un monde « sauvage », qui n’était plus celui du 16e arrondissement, des mariages, de l’endogamie, j’étais sortie de l’orbite.
In le Monde, 05 novembre 2023, interview par Solenn de Royer
Et encore, se retrouver dans un lieu où nous avons lu un livre marquant suffit parfois à évoquer celui-ci si bien que c'est comme l'avoir entre les mains. Se souvenir d'un livre c'est en somme le relire.
Eric Chevillard
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Michel Riffaterre aimait dire (et redire) que la Recherche est comme la Bible dans la mesure où on peut l'ouvrir au hasard pour trouver la réponse à sa question. Un jeu de sortes Proustianae, donc. C'est vrai, je crois, mais pour que cela marche il faut l'avoir déjà lu.
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Ce qui se transmet vraiment ne s'enseigne pas.
J'avais peur de ne être à la bonne distance pour ressuscitet une époque déjà lointaine et, à travers la noblesse, une tribu anachronique qui excite en France, des phantasmes têtus, entre hostilité et fascination.
(...)Alternance surprenante, incohérente. Comment peut-il passer de l'un à l'autre de ces livres si différents avec autant d'indifférence ? Le titre qu'il ajoute à son énumération me livre la réponse :-Les Souffrances du jeune Werther-.Ce ne sont pas ses lectures personnelles qu'il consigne mais celles des usagers du métro.
De cet instant, comme frappée p(...)Alternance surprenante, incohérente. Comment peut-il passer de l'un à l'autre de ces livres si différents avec autant d'indifférence ? Le titre qu'il ajoute à son énumération me livre la réponse :-Les Souffrances du jeune Werther-.Ce ne sont pas ses lectures personnelles qu'il consigne mais celles des usagers du métro.
De cet instant, comme frappée par une épiphanie,je décide ni plus ni moins de lui piquer son idée et de profiter de tous les trajets pour essayer de dresser une cartographie de la lecture souterraine. Cartographie aléatoire, non scientifique, récit impressionniste mieux qu'étude sociologique. (...)
La lecture,activité underground.(p.11)ar une épiphanie,je décide ni plus ni moins de lui piquer son idée et de profiter de tous les trajets pour essayer de dresser une cartographie de la lecture souterraine. Cartographie aléatoire, non scientifique, récit impressionniste mieux qu'étude sociologique. (...)
La lecture,activité underground.(p.11)
Cherche-t-on dans la relecture la personne qu'on était ou celle qu'on est devenue?