Citations de Leonardo Padura (889)
Mais il ne put éviter que l’allusion à la guerre et le départ imminent de Kotov ne ravivent en lui le sentiment encore profond qui le rattachait à sa guerre, à sa patrie, à ses amours. Seule la conscience que rien de tout cela ne lui appartenait plus et que c’était irrémédiable, et la fierté de savoir qu’il faisait à présent parti d’un petit groupe sélectionné, au cœur du combat pour l’avenir du socialisme, l’empêchèrent de vaciller. Il vivait pour la foi, l’obéissance et la haine. Rien du reste n’existait si on ne le lui en donnait pas l’ordre.
Je laissai éclater tout le ressentiment que j’éprouvais à l’égard de mes parents qui l’avaient si cruellement puni et, tout en parlant, je me rendis compte que j’avais été si obtus que jusqu’à cet instant précis, alors que je confiais à cet homme, presque un inconnu, des détails et des sentiments que je n’avais révélés à personne, même pas à ma femme, j’avais concentré mon amertume sur l’attitude de mes parents, parce que en réalité, je m’étais caché la véritable origine de ce qui était arrivé : la persistance d’une homophobie institutionnalisée, l’ampleur du fondamentalisme idéologique qui rejetait et réprimait toute différence et s’acharnait sur les plus vulnérables, ceux qui ne se conformaient pas aux canons de l’orthodoxie.
Ainsi, dans le domaine visuel comme dans les domaines politique et économique, le pays se soviétisa profondément, dans tous les sens du terme, y compris, bien entendu, dans le secteur de l’information. Ou, pour être plus exact, dans la manipulation de l’information, conçue dans le style institutionnalisé par nos frères soviétiques.
Puis il s'éloigna dans un coin, suivi de Maya (sa chienne), et s'efforça de chasser de son esprit les paroles que Piatakov lui avait dites, à la fin de cette sordide réunion du Comité central, en 1926, quand Staline, avec l'appui de Boukharine, avait obtenu son expulsion du Politburo et que Lev Davidovitch l'avait accusé devant les camarades d'être devenu le fossoyeur de la Révolution. En sortant, le rouquin Piatakov lui avait dit, en lui parlant à l'oreille selon son habitude : "Pourquoi, mais enfin pourquoi as-tu fait ça?... Il ne te pardonnera jamais cette offense! Il te la fera payer jusqu'à la troisième ou quatrième génération". Serait-ce possible que la haine politique de Staline parvienne à affecter ces jeunes gens qui représentent le meilleur, non seulement de la Révolution, mais de la vie ? se demanda-t-il. Sa bassesse atteindrait-elle Sérioja, lui qui avait appris à lire et à compter à la petite Svetlana Stalina ? Et il fut obligé de répondre que la haine était une maladie imparable tandis qu'il caressait la tête de sa chienne et contemplait pour la dernières fois - il le pressentait dans for intérieur - la ville où trente ans auparavant, il avait épousé pour toujours la Révolution.
Dany proposa aussi de venir me seconder auprès d'Ana, mais je refusai son offre, car parmi les rares choses qui ne font qu'augmenter si on les partage, il y a la douleur et la misère.
Les stratégies de survie que nous avons alors pratiquées furent infinies (y compris la réapparition de la prostitution), même si, en réalité (disait-on avec un parfait humour noir), pour bien des gens les problèmes de la vie quotidienne à cette époque se réduisaient à trois : le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner. Jour après jour.
Loreta Fitzbert avait tué Elisa Correa et dispersé ses cendres dans le vent.
- Dust in the wind, dit-elle en citant Bernardo.
(page 433)
Au fond, se disait Irving, le plus probable était que la majorité des nouvelles publiées, souvent épouvantables, cesseraient de l’être le lendemain, chassées par d’autres tout aussi épouvantables, puisque c’était ainsi que marchaient les affaires du monde.
Dans les bâtiments voisins, en bas, dans la rue, la ville s’éveille. Des pots d’échappement font un boucan d’enfer sur le Malecón, on entend les premiers klaxons… Un groupe d’écoliers en uniforme sort d’un des bâtiments et en rejoint d’autres, qui les attendaient : trois garçons et trois filles. Ils se disent bonjour, s’embrassent. Puis ils marchent dans la rue, discutent, rigolent, en route pour l’école… La vie continue.
La ville réelle et la ville peinte par Rafa se confondent, avec leurs ombres et leurs mystères. (pages 99-100)
- Ma vraie vie était ici … Et pour écrire là-bas, il fallait que je me souvienne de cette vie … Mais s’il y avait bien une chose que je voulais éviter, c’était de me souvenir. J’avais envie d’une seule chose : perdre la mémoire … Tu comprends ? Mais sans mémoire, comment est-ce qu’on peut écrire, bordel ?
Le pays était fermé à double tour et la clé, c'était les autres qui l'avaient, ceux qui décidaient qui voyageait et comment, ceux qui savaient ce qui était bon ou mauvais pour toi, quel livre tu devais lire ou non, quelle coupe de cheveux tu devais avoir et quelle musique écouter.
Cet enracinement de certaines oeuvres, au-delà de la vie de leurs créateurs, cette capacité à résister aux ouragans, aux tempêtes, aux cyclones, aux typhons, aux tornades et même aux tourmentes, lui sembla la seule raison valable d'exister.
... Tu sais bien qu’on vit dans la jungle. Dès que tu sors de ta coquille, tu es entouré de vautours, de gens décidés à te baiser, à te piquer ton fric, à sauter ta nana, à te dénoncer et à te voir te fracasser la gueule pour gagner des points et grimper un peu... Y a un paquet de gens sur le point de se barrer, pour ne plus se compliquer la vie, et la majorité veulent se tirer, prendre le large, même si c’est pour Madagascar. Et les autres, qu’ils aillent se faire foutre... sans trop attendre de la vie.
― Ça ne ressemble pas beaucoup à ce que disent les journaux, remarqua le Conde pour l’asticoter et le faire réagir, mais Yoyi fut plus rapide.
― Quels journaux ? Une fois j’en ai acheté un pour me torcher le cul et il me l’a laissé tout dégueulasse, je te jure... (p.83)
Même un type tel que lui, un acharné du souvenir, un quasi hypermnésique, était bien forcé de laisser sa conscience balayer certaines choses, procéder à des nettoyages émotionnels et psychologiques pour des motifs d’hygiène, afin d’empêcher le poids des réminiscences de l’engloutir dans la vase des aversions et des frustrations. Et, surtout, pour ne pas avoir à se dire qu’une autre vie aurait été possible, et que la vie vécue avait été une erreur, mélange de fautes dont il était responsable et de choses imposées de l’extérieur.
Aldo médite un instant et poursuit. Il est au bord des larmes :
- Je me dis que ça fait tellement d’années qu’on est dans la merde qu’il va bien falloir que ça aille mieux. Je veux croire que mon fils va trouver sa voie, qu’on mérite de vivre un peu mieux après tout ce qu’on a enduré… Pas besoin que tout le monde s’en aille… Pas besoin que toutes les familles partent en couille… (pages 82-83)
Le base-ball, la pelota, est un sport, mais aussi une façon de comprendre la vie (une philosophie ?). Et même de la vivre. Dans mon cas, je peux assurer que je suis écrivain parce que je n’ai pas pu être pelotero. Un bon pelotero.
L'avenir cessa à cet instant d'être un rêve tangible pour devenir une nébuleuse où tous les contours devenaient flous, où on n'entrevoyait même plus un horizon, une lumière.
Lev Davidovitch en déduisit que s'il avait souvent eu des doutes quant à la fidélité de ses amis, il pouvait être certain de la constance de ses ennemis, de quelque bord qu'ils fussent.
On peut en déduire facilement que cette histoire (que je reçus quelques années avant les révélations de la glasnost), fut comme une explosion de lumière qui vint éclairer, non seulement le lugubre destin de Mercader, mais celui de millions d'hommes. C'était la chronique même de l'avilissement d'un rêve et un témoignage sur l'un des crimes les plus abjects jamais commis, non seulement parce qu'il affectait le destin de Trotski, après tout concurrent de ce jeu pour le pouvoir et protagoniste de nombreuses atrocités historiques, mais aussi celui de millions de gens entraînés - malgré eux, bien souvent sans que personne ne se souciât de leurs désirs - par le ressac de l'histoire et la folie de leurs maîtres déguisés en bienfaiteurs, en messies, en élus, en héritiers de la nécessité historique et de la dialectique incontournable de la lutte des classes .....
La vague d’immigrants était si forte que, ces dernières années, on répétait que les Havanais partaient à Miami ou Madrid et qu’un Oriental – ou trois – occupait chaque place laissée vacante dans la capitale. C’était devenu un cliché populaire.