La violence de guerre, le mal au service de la guerre, c'est ce qui hantent de la première à la dernière page ce roman qu'il est difficile de refermer parce qu'il semble déborder de ses limites fictives pour s'insinuer comme dans une réalité augmentée dans notre présent. En effet, ces deux récits résonnent de manière troublante avec la guerre en Ukraine et le conflit israélo-palestinien.
Deux récits pour un seul thème : la guerre. D'un coté, un homme qui a déserté les rangs, portant le fardeau des ses actes de violence : meurtres, tortures, viols. Fuyant cet enfer, il se réfugie dans la cabane de son enfance avec l'intention de franchir la frontière pour échapper à son passé. C'est là qu'il rencontre une jeune femme mutique, en fuite avec son âne. Au premier instant, l'instinct du soldat déshumanisé le pousse à vouloir la tuer. Mais progressivement, une transformation s'amorce en lui, il retrouve peu à peu son statut d'être humain capable de compassion pour la jeune femme qu'il va aider. Elle, son angoisse, sa peur sont palpables. Elle est hantée par les viols qu'elle a subis. Un fragment de son histoire émerge, résonnant avec le récit de beaucoup de femme pendant la guerre. Capturée par les hommes de son village, elle a été tondue avec trois autres femmes, puis violées. "Châtiment soi-disant mérité pour les punir de leur méfait".
(...) qu'on les purgeait du mal qu'elles avaient en elles pour ensuite remplir avec du bon sperme leurs matrices de bestioles vagissantes, on avait trouvé foule de volontaires pour sauver la Patrie et la Race, et on les avait balancées sur la paille du corral (...) extrait p. 179.
Un autre récit entremêle celui-ci sans jamais le rencontrer, mais ils ont un écho commun, celui de la violence de guerre.
Cette seconde histoire commence le 10 septembre 2001 sur une péniche prés de Potsdam sur la Havel, Là, un groupe de personnes s'apprête à rendre hommage à un homme remarquable : le mathématicien allemand Paul Eudeber. L'organisatrice de ce colloque, c'est sa fille Irina en souvenir de son défunt père. On découvre ainsi, sous la forme de souvenirs de chacun des invités, de lettres, de poèmes de Paul, et de faits historiques, l'existence de cet homme qui entretenait deux passions profondes dans sa vie : les mathématiques et son épouse Maja, ainsi qu'une conviction inébranlable pour le communisme. Cette histoire raconte une nouvelle fois la guerre et ses conséquences. Paul Eudeber sera arrêté et interné au camp de concentration de Buchenwald. Puis il choisira de vive en RDA par conviction politique malgré toute la violence de ce régime soviétique.
Paul Eudeber fait partie de ces êtres exceptionnels dont la passion transcende la réalité. Malgré les conditions inhumaines du camp de concentration, Paul Eudeber continuera à faire des mathématiques.
"Paul Eudeber a toujours soutenu que la forme "des Conjectures de Buchenwald" (ces vers libres, ces phrases hachées, à la syntaxe très personnelle) étaient due à la taille des bandes de papier sur lesquelles il les notait - forme que Paul a conservée au moment de les transcrire à partir de 1945. Il n'a pas voulu réécrire les conjectures, il a souhaité conserver ce dont elles témoignaient, c'est à dire l'expérience concentrationnaire. (Extrait p. 111)
En lisant cette histoire j'ai pensé à des écrivains et poètes tels qu'Ahmet Altan et Nazim Hikmet, tous deux emprisonnés, ont exprimé dans leurs écrits l'impossibilité d'entraver l'imagination et la création. C'est vraiment ce qui se passe pour Paul Eudeber qui dit (...)"Pour poursuivre mes explorations mathématiques, tout ce dont j'avais besoin, c'était un morceau de crayon de bois et un peu d'espérance"(...) (Extrait page 111)
Ce deuxième récit est riche de rappel à des faits historiques. Des histoires de basculement du monde comme le 11 septembre 2001 et la guerre de 39-45. Mais heureusement Mathias Enard nous propose une promenade dans l'univers des mathématiques avec son personnage Paul Eudeber, et nous fait prendre des chemins de traverse dans les pas de poètes et de romanciers comme Goethe et Shiller... Ainsi, il nous rappelle que si le mal est bien de notre monde, la beauté de la création nous fait toucher les étoiles.
Et l'âne dans tout ça : c'est le symbole de l'humilité de la patience et du dévouement à sa maitresse. Il nous remonte le moral !
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