CONVERSATION
Présentée par Raphael Zagury-Orly
Avec
Vincent Delecroix, philosophe
Camille Riquier, philosophe
Corine Pelluchon, philosophe
Ce n'est jamais l'espoir qui fait vivre: ce sont les aléas de la vie qui donnent à l'espoir ses ailes ou, au contraire, les lui coupent. On le sait bien d'ailleurs: l'espoir, on le «nourrit», on le «caresse», on le «fait naître», on le «soulève», on le «suscite» - comme si, en lui-même, il n'était qu'immobile attente, tantôt confiante, tantôt naïve, de l'avènement d'un Bien, d'un événement favorable, gratifiant, bénéfique. D'ailleurs, une langue telle que l'espagnol, n'a qu'un seul verbe pour dire attendre et espérer. Aussi une vie qui ne se s'alimenterait que d'espoirs serait-elle aussi anémique qu'un amour qui ne vivrait que d'eau fraîche - car bien tenue est la limite qui les sépare des illusions, des douces tromperies (ameni inganni) dont parlait Leopardi. Certes, dans l'Ancien Testament, Dieu lui-même est nommé Espoir ou Confiance, les Pères de l'Eglise en ont fait une vertu théologale, et du «principe espérance» de Ernst Bloch la philosophie contemporaine s'est nourrie. Mais lorsqu'on dit que l'espoir fait vivre - ou que l'espoir est toujours le dernier à mourir - il faudrait entendre que pour faire vivre l'espoir, il faut d'abord commencer soi-même, autrement dit «faire le premier pas» de l'action, le mettre en mouvement en faisant «un pas en avant», en s'engageant, en allant si l'on veut vers Dieu, par la foi, en allant vers l'autre, par l'amour et l'amitié, en allant vers autrui, par la bienveillance, l'hospitalité, la solidarité.
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Il n’y a pas de naufrage sans spectateurs. Même quand il n’y a personne, quand c’est au milieu de la mer et de la nuit sans témoin, même quand à des milliers de milles nautiques on ne voit pas âme qui vive et qu’il n’y a que des vagues et cette bouillie de nuit qui recouvre tout et engloutit tout, quand il n’y a pas plus d’yeux pour voir ça que de bras pour se tendre, il y a tout de même des spectateurs et le rivage, d’où on regarde ça, n’est jamais très loin, même si la distance est, en même temps, infinie. Même quand on ferme les yeux, on regarde et je n’en connais pas un seul qui pourrait dire Je n’étais pas là. Sans bouger de chez eux, tous au spectacle et le spectacle est permanent, il a lieu tous les jours, toutes les nuits, il continue pendant les jours de fête et même quand on fait autre chose on est tout de même spectateur du naufrage.
Des spectateurs aveugles et un spectacle pour aveugles. Ils regardent, ils ne voient rien, et d’ailleurs ils ne peuvent rien voir, vu que la scène est toute noire et qu’à cette distance, quand on est dans son canapé ou devant sa télé, on ne peut rien discerner. Ils ne voient rien mais ils sont quand même au spectacle. Il n’y a que moi qui ai les jumelles de théâtre et qui vois, mais pas un dans le public pour me les demander et me les emprunter, et moins encore pour monter sur la scène obscure, pas un qui fait mine de se lever pour mettre les pieds dans l’eau.
Il n’y a que moi qui vois et qui entends et qui réponds. Et l’aveugle qui maintenant crache sur moi en terminant son copieux déjeuner avec ses collègues avant de retourner dans son petit bureau, je lui demande : Le type qui dort dans un carton au pied de ton immeuble, connard, tu ne le vois pas non plus ? Pourtant il rame pareil sur le bitume et coule pareil. Il n’est pas à des dizaines de kilomètres en pleine mer, pourtant, et en pleine nuit, celui-là. Et il est assez facile à géolocaliser : il est au bout de ta chaussure. Alors tu lui envoies les secours ou c’est encore à moi de le faire ?
Depuis ce jour, à la question rituelle que je me pose le matin en me regardant dans le miroir de la salle de bains pour me raser, à cette question rituelle : es-tu un salaud ou un crétin ? je réponds désormais et invariablement : les deux.
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Alors je devais comprendre qu'entre mal faire et faire le mal la distance apparemment n'était pas si grande, comme aussi il n'y avait qu'un pas entre la mauvaise volonté et la volonté mauvaise ...
Un jour nous allons tout perdre et nous le savons bien. Mais la perte a commencé bien avant : elle est partout dans notre existence. Non seulement nous perdons, tous et toujours, mais nous vivons avec ce qui est perdu, parlons avec les morts, errons dans nos souvenirs, rêvons de restitution. Ces expériences donnent à notre vie une irréductible dimension de survie. Presque à chaque instant, il faut apprendre à perdre.
le regard de la femme de ma vie se porte une nouvelle fois sur moi et j'ai l'impression que mes cheveux blanchissent d'un seul coup, comme ceux de Charlton Heston sur le mont Sinaï.
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La vérité, ai-je dit, c’est que pour sauver les gens il ne faut tout simplement pas penser à eux et il ne faut pas avoir affaire à eux comme s’il s’agissait d’individus singuliers. On sauve des vies, pas des individus et quant à savoir si cette vie est celle d’un ingénieur qu’on a torturé ou d’un médecin qui fuit la guerre, d’un homme qui a perdu sa femme en Sierra Leone, d’une femme battue ou d’un gamin qui a envie de voir Big Ben, je m’en fous éperdument, pardon de le dire crûment. Le migrant qui m’a appelé quatorze fois, si ça se trouve, c’était peut-être un abruti qui battait sa femme, un minable ou une ordure et ce n’est pas parce qu’il commence à suffoquer dans une eau à dix degrés qu’il lave son âme, mais justement je m’en fous, de son âme, et de son histoire à peu près autant, et je lui dis quand même de m’envoyer sa géolocalisation sans lui demander de confesser ses péchés auparavant. Alors, en échange, qu’il ne me demande pas de lui tendre un mouchoir pour essuyer ses larmes ou de parler à sa femme ou à sa fille qu’il a embarquées dans cette merde, ça n’est pas mon boulot.
Qu’est-ce que vous croyez que j’ai sous les yeux, tous les jours et toutes les nuits ? Si la mer bouffe des migrants à longueur de nuits, ce n’est pas un hasard : elle boufferait tout le monde si la terre ne résistait pas tant qu’elle peut. Toutes les nuits à mon poste j’entends la terre qui résiste, qui s’arc-boute et qui craque et la mer immense, noire comme l’enfer, qui ouvre la gueule et toutes les nuits on nourrit cette gueule, on enfourne dans cette gueule des petits bouts de monde qu’on vient racler sur le bord des côtes, des cuillères remplies de vingt, de trente pauvres, hommes, femmes et enfants, et la gueule monstrueuse avale ça, l’écume au bord des lèvres
Mais en réalité, ce qui nous choque alors n'est pas seulement la discordance entre le corps qui s'entend et le corps qui se voit. Si discordance il y a, c'est entre la représentation culturelle que nous avons du chant, c'est-à-dire tout ce que la culture y adjoint en termes de valeurs, de symboles, de clichés même, qui nous pousse à voir le corps chantant comme un corps spirituel (et il l'est en effet), et le démenti que lui présente ce corps intégral. Ce qui nous trouble alors nous trouble en réalité chaque fois que nous voyons et entendons chanter : c'est la présence massive de ce corps-là - son intégral dévoilement, son exhibition sans reste. Il n'y a pas de plus radicale exposition de soi-même. Ce qui nous trouble et nous fascine, c'est l'impudeur du chant.
V.D - Freud j'en suis sûr, se serait opposé le premier à cette injonction du "travail de deuil" et de la résilience, en y voyant un impératif destructeur, une exigence imbécile et d'ailleurs impossible à tenir.
(p 45)
Je ne dis pas qu'il ne faut pas lire les Tragiques grecs, mais ce n'est pas une lecture sans risque, c'est tout. Marquis dit avec emphase que ça traite de choses éternelles, de la condition des hommes (rarement de celle des chiens, il faut le dire et, d'ailleurs, de manière assez peu flatteuse), du sens de la vie, du destin, etc., mais il n'y connaît strictement rien, il prend juste des airs : il croyait que Sophocle, ça désignait un genre particulier de lunettes. (Monocle, crétin, ou binocle).
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