L’espace de la pensée philosophique, qui en fait l’attrait, n’est-il pas effectivement celui de la fiction, celle-ci serait-elle terrible ou déprimante ? Or il y a des effets assurément analgésiques de la fiction. En outre son lien organique avec le vice délicieux de la lecture le confirmerait, qui ferait que sa brutale recommandation de s’affronter à la réalité s’annulerait subtilement dans son exercice même : la distraction y devient sinon une fatalité, du moins une tentation inévitable suscitée par cette suspension que nécessite la lecture.Que la fiction soit en réalité cela même qui nous ramène au réel et, mieux que cela, en ouvre les possibilités cachées, est chose connue. C’est là ce que pourrait faire valoir une philosophie condamnée à reconnaître sa part de fiction, au point de la hausser même à la dignité d’un accès privilégié, peut-être le seul, au vrai. Mais elle pourrait saisir aussi l’occasion de réévaluer la distraction dont elle fait preuve à l’égard du « réel » et qu’elle peut susciter chez celui qui la lit. Il ne sert à rien de marteler qu’au contraire de s’arracher au monde elle y est tout entière plongée : elle s’en arrache en effet et sa distraction est une traction, parfois violente, qu’elle exerce sur l’esprit qui s’y adonne.
La philosophie est le fruit de la raison critique : le désir de consolation, qui se fourvoie si souvent, n’en est-il pas le constant vecteur, insatisfait, virulent, rétif, au lieu comme on croit d’en réclamer l’inhibition ?Rarement, on s’effondre d’un bloc ; rarement on va à l’abîme en un seul morceau. Même le deuil est en morceaux. C’est ce qui fait qu’il n’y a aussi de consolations que fugaces, partielles et parcellaires. Aussi la philosophie ment-elle assurément lorsqu’elle prétend en fournir de définitives – sauf à proposer la mort, dont seulement l’idée ou la possibilité, convoquées dans le désespoir ou par la souffrance intolérable, consolent parfois, mais évidemment pas sa réalité.Aussi est-il probable que celui qui, dans sa nuit, aura saisi un livre de philosophie, ne tardera pas, avec lassitude ou irritation, à le rejeter. Seul un peu de philosophie lui restera donc sur les doigts et dans l’âme, des miettes ou des éclats.
Procéder par diversion n’est pas consoler. Mais s’il s’agit seulement de détourner l’attention de la peine, on peut faire fond sur la frivolité naturelle des hommes : « Nous pensons toujours ailleurs. » Il n’est qu’à précipiter ce que le temps et notre incurable inconstance favorisent d’eux-mêmes. Encore la sollicitude rusée de Montaigne, dans ce cas précis, n’est-elle pas si tranquillement désabusée. Certes la sympathie manifestée pour la plainte de l’affligée, qui fait que l’on abonde d’abord dans le sens de cette plainte, est plus de composition que de compassion véritable ; du moins la ruse est-elle indémêlable du sumpathein. Mais il s’agit de mettre en conditions l’âme meurtrie de deuil afin qu’elle reçût au mieux ce qu’elle ne pourrait entendre directement, à savoir ces « discours plus fermes » dont on peut croire qu’ils ont quelque chose à voir avec la vérité, seule propre à réellement consoler.
L’enfance doit disparaître, moins en vertu des lois biologiques que d’un discours moral dans lequel convergent la psychologie et une conception évolutionniste de l’histoire qui lui doit son secret. Elle est même ce-qui-doit-disparaître, ce qui ne peut demeurer. Même celui qui éprouve la nostalgie de l’enfance cède à cette naturelle idéologie, qui ne sait la représenter qu’en l’inscrivant sur la ligne pauvre, abstraite et tout simplement fausse du temps linéaire. Comme en réalité l’enfance ne passe pas, mais se trouve simplement recouverte par les sédimentations ultérieures de la conscience, car les temps ne se succèdent pas mais se superposent, elle se fait entendre ou palpite faiblement dans le présent adulte, dans la vieille histoire.
Certains noient leur peine dans l’exercice physique, l’étourdissent en courant ou en frappant dans une balle jusqu’à l’épuisement : quelle différence ? Insomniaque et migraineux, Pascal, croit-on savoir, se lança dans les calculs difficiles du problème de la cycloïde pour oublier une rage de dents. Il y esquissa génialement les linéaments de ce qui deviendrait, par Leibniz, le calcul infinitésimal et peut-être même réussit-il en effet à apaiser la douleur. Il ne manque pas d’exemples analogues parmi les philosophes eux-mêmes, au risque pour eux de trouver, dans le divertissement offert par la recherche du vrai ou du beau, des tourments plus grands encore que ceux qu’ils voulaient ainsi consoler.
CONVERSATION
Présentée par Raphael Zagury-Orly
Avec
Vincent Delecroix, philosophe
Camille Riquier, philosophe
Corine Pelluchon, philosophe
Ce n'est jamais l'espoir qui fait vivre: ce sont les aléas de la vie qui donnent à l'espoir ses ailes ou, au contraire, les lui coupent. On le sait bien d'ailleurs: l'espoir, on le «nourrit», on le «caresse», on le «fait naître», on le «soulève», on le «suscite» - comme si, en lui-même, il n'était qu'immobile attente, tantôt confiante, tantôt naïve, de l'avènement d'un Bien, d'un événement favorable, gratifiant, bénéfique. D'ailleurs, une langue telle que l'espagnol, n'a qu'un seul verbe pour dire attendre et espérer. Aussi une vie qui ne se s'alimenterait que d'espoirs serait-elle aussi anémique qu'un amour qui ne vivrait que d'eau fraîche - car bien tenue est la limite qui les sépare des illusions, des douces tromperies (ameni inganni) dont parlait Leopardi. Certes, dans l'Ancien Testament, Dieu lui-même est nommé Espoir ou Confiance, les Pères de l'Eglise en ont fait une vertu théologale, et du «principe espérance» de Ernst Bloch la philosophie contemporaine s'est nourrie. Mais lorsqu'on dit que l'espoir fait vivre - ou que l'espoir est toujours le dernier à mourir - il faudrait entendre que pour faire vivre l'espoir, il faut d'abord commencer soi-même, autrement dit «faire le premier pas» de l'action, le mettre en mouvement en faisant «un pas en avant», en s'engageant, en allant si l'on veut vers Dieu, par la foi, en allant vers l'autre, par l'amour et l'amitié, en allant vers autrui, par la bienveillance, l'hospitalité, la solidarité.
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