Angleterre – vers 1815
Les jeunes Amelia Sisley (17 ans) et Rebecca Sharp (19 ans) quittent l’Institut pour jeunes filles de Chiswick Mall et rejoignent Londres, où le père d’Amelia est un négociant aisé. Amelia a passé six ans à l’Institut, recevant l’éducation donnée à une jeune fille de son rang. Rebecca, quant à elle, de condition modeste, y a été hébergée gracieusement pendant deux ans : elle a pu suivre quelques enseignements en échange de ceux qu’elle prodiguait elle-même en français, langue qu’elle maîtrise car sa mère était française.
Par amitié pour Rebecca, Amelia l’a invitée à passer une semaine chez ses parents. Elle devra ensuite rejoindre Crawley-la-Reine, fief du sir Pitt Crawley, afin d’y occuper un poste de gouvernante auprès de ses deux filles.
Une fois à Londres, Rebecca fait la connaissance du frère aîné d’Amelia, le certes gros mais riche et célibataire Joseph. Résolue à s’élever socialement, elle se met en tête de l’épouser et entreprend dans ce but de grandes manœuvres de séduction …
Ainsi commence « La foire aux vanités », gros roman anglais réputé, autour duquel je tournais depuis une paire d’années mais sans parvenir à me lancer (je suis toujours frileuse lorsqu’il s’agit de s’aventurer dans un pavé 😉 ). A défaut, j’ai entrepris il y a quelques mois de regarder sa dernière adaptation télévisée, via une mini-série sortie en 2018 … abandonnée en route (je ne savais même plus si j’avais été au bout mais en lisant le roman j’ai tout « reconnu » jusqu’à la bataille de Waterloo, j’en ai conclu que je m’étais arrêtée là).
Avec le roman, que je me suis décidée à lire fin mai (oui, je ne rédige ce billet que maintenant, pressée par la deadline du Mois anglais, heureusement que j’avais en cours de route couché mes impressions par écrit !), la tentation de l’abandon ne s’est manifestée à aucun moment. Il faut dire, déjà, qu’à l’écran l’âge des interprètes ne correspondait pas à celui, très jeune, des deux principales protagonistes du livre, qu’on n’est pas dans la tête (ou le cœur … quand cœur il y a !) de ces demoiselles, qu’il y a parfois des évolutions peu expliquées (je pense par exemple à celle du comportement d’Osborne par rapport à Amelia, bien mieux exposée dans le roman où on voit le travail de sape de ses sœurs, incapables de saisir le tempérament de la miss, qui s’éteint dès qu’elle est confrontée à leur compagnie) et, surtout, qu’on n’a pas droit à la prose du sieur Thackeray et ça, ce n’est pas rien ! Grâce à elle, je n’ai éprouvé nulle lassitude à la lecture, malgré mon absence d’attachement pour les personnages.
Car la plume de Thackeray (j'ai lu le roman en français, non pas dans la première traduction qui en a été faite, maintenant libre de droit (on peut la trouver en version numérique gratuite, donc) mais dans la traduction contemporaine de Lucienne Molitor, davantage à mon goût (j’ai comparé les premières pages)) est un régal de vivacité et d’humour, je mets au défi le lecteur qui s’y frotte de ne pas y succomber. Tenez, prenez une des premières interventions de la véritable héroïne de notre roman, Rebecca, une jeune personne qui n’a pas la langue dans sa poche (comme notre auteur) lorsqu’elle explique à Amelia à quel point elle est satisfaite de quitter l’Institut et sa directrice, miss Pinkerton :
« Cette maison me fait horreur […] et j’espère bien ne plus jamais la revoir ! Je voudrais qu’elle fût au fond de la Tamise, et si miss Pinkerton était engloutie avec elle, je ne ferais pas un pas pour me porter à son secours, je vous prie de le croire. Oh ! Comme je voudrais la voir se débattre dans l’eau, avec son turban et tout, ses jupes flottant derrière elle, et son nez pointant en avant telle la proue d’un bateau ! »
« La Foire aux vanités » fut d’abord publié en feuilleton, entre 1846 et 1847. Dès le début, Thackeray y explique son dessein au lecteur, peindre la société qui l’entoure comme la Foire aux vanités qu’elle est en réalité, une scène où chacun joue sa pantomime, mu par des désirs et des ambitions égoïstes, superficiels et vains, sans souci des autres. Par la suite, il ne manquera pas d’évoquer régulièrement cette image de la Foire aux vanités, illustrée par la teneur de son récit, quand il ne s’adressera pas à nouveau à son lecteur pour lui rappeler le fond de son propos. Ainsi dans ce chapitre 8 :
« Mais mon aimable lecteur se souviendra que j’ai intitulé cette histoire La Foire aux vanités, et qu’à la Foire aux vanités, on rencontre toutes les vanités, toutes les méchancetés, toutes les folies, toutes sortes de grimaces, de mensonges et de prétention. Et chacun est tenu de dire la vérité telle qu’il la connaît, que l’on porte le bonnet à sonnettes du fou ou la toque du sage. Dans cette entreprise, il est vrai, on risque de mettre au jour bien des choses déplaisantes. »
Ces « choses déplaisantes », il les dévoile en satiriste à la causticité duquel rien ni personne n’échappe, à part peut-être William Dobbin, amoureux d’Amelia invisible à ses yeux, qui semble être le seul personnage à réunir intelligence et sensibilité. Pour les autres, quand il y a sensibilité, elle risque d’être débordante, je pense à Amelia, encline aux emportements larmoyants et sentimentale au point d’en être sotte car elle en perd tout discernement. Rebecca n’est pas épargnée (mais elle n’en aurait pas demandé autant), même si on note chez l’auteur une certaine considération affectueuse pour celle qu’il appelle « notre petite aventurière » ou « notre petite intrigante » : après tout, c’est elle qui a eu le moins de chance à la naissance, donc sa volonté de rectifier les choses à son avantage ne se justifie-t-elle pas ? En tout cas, elle est dans le roman la plus intelligente (davantage que la vieille Miss Crawley, retorse mais pas toujours capable d’échapper aux visées des uns ou des autres), sans guère avoir de cœur (tout juste manifeste-t-elle une vague compassion à l’égard d’Amelia avant Waterloo), puisqu’elle n’aime ni son mari ni son fils : tout ce qui l’intéresse est son propre succès.
Chez Thackeray, les femmes ne sont pas à leur avantage : l’homme n’est pas avare de lieux communs éculés concernant leur comportement, notamment les unes vis-à-vis des autres, semblable en cela à ses contemporains. Mais, en y regardant de plus près, qui est à son avantage chez lui ? Entre le fils de famille criblé de dettes mais comptant sur la mansuétude et la bourse de son père et la fille que ses années de pension n’ont pas préparée à affronter ses semblables, il y a place pour des hypocrites, des fats, des roués ou des dupes : qu’on soit malin ou stupide, on ne trouve pas vraiment grâce aux yeux de notre acerbe auteur. Car en réalité, chacun ne vise que son propre intérêt et il n’y a que l’amour, même chez un rustre comme Rawdon, qui s’accorde avec la sincérité. Et de toute manière les sentiments, lorsqu’ils interfèrent à l’occasion, ne parviennent pas à gripper les rouages d’une société où il importe avant tout de réussir, quel qu’en soit le prix … à faire payer par les autres, de préférence (on peut vivre à crédit aux dépens de plus pauvres que soi : Thackeray démontre que qui ne paie pas ses dettes s’enrichit !).
Chronique de mœurs ancrée dans l’histoire de son époque (la peinture de la société anglaise, installée à Bruxelles pendant la période entourant la bataille de Waterloo, ce dont je n’avais jamais entendu parler, est passionnante), « La Foire aux vanités » est un roman enlevé et piquant, qui a bien mérité sa place parmi les classiques de la littérature anglaise.
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