Koko : juste un mot gribouillé sur une carte à jouer, la signature d'un tueur fou sillonnant l'Asie dans un périple sanglant.
Un mot qui va projeter quatre amis quinze ans en arrière en plein cauchemar du Vietnam.
Koko, ils le savent, est l'un des leurs, l'un des participants à ce terrible massacre qu'aucun d'eux n'a pu oublier. Ils décident de le retrouver avant la police. Pour comprendre.
De Singapour à Bangkok, puis lors d'une scène terrifiante à New York, la traque progresse et prend une dimension initiatique ; car, dans cette course au meurtrier, chacun des chasseurs se découvre et se révèle à lui-même...
Il s'agit du premier tome d'une trilogie nommée "
Blue Rose" dans lequel il dépeint le traumatisme dû à la guerre du Vietnam à travers 5 personnages enquêtant sur des meurtres ayant lieu dans les années 80 et ayant un rapport avec ce qui leur est arrivé pendant la Guerre. Les deux autres épisodes s'intitulent "
Mystery" et "
La Gorge" et sont liés avec "
Koko" par quelques personnages, un morceau de musique de jazz et la construction du récit. Ils peuvent parfaitement se lire indépendamment mais sont plus savoureux lus à la suite. Chaque livre s'attaque à un genre différent : le thriller sur fond de guerre ici, dans "
Mystery" c'est un grand Whodunit et dans "
La Gorge" c'est un mélange des deux, plus poussé du côté thriller. A noter que le dernier chapitre de cet ouvrage commence à la dernière page et correspond en fait au premier chapitre du 3ème tome . le deuxième n'étant qu'une parenthèse, une transition pour présenter un nouveau personnage et un certain historique.
Michael Poole doit retrouver 3 amis qu'il avait connu à la guerre 15 ans auparavant, à l'occasion d'une commémoration en 1984 à Washington. Ce sont Conor Linklater, Harry "Beans" Beavers et Tina Pumo. Ils sont tous traumatisés par un événement survenu à Ia Thuc auquel eux mêmes sont liés ainsi que 3 autres hommes : Tim Underhill, Victor Spitalny et M.O Dengler. Il s'agit d'un massacre de 30 enfants dont tous vont porter le poids de la culpabilité sauf le plus responsable de tous.
Pendant ce temps là, des meurtres atroces ont lieu à Singapour, tous mis en scène de la même manière. A savoir les oreilles et les yeux sont arrachés et une carte à jouer est déposée dans leurs bouches sur laquelle est inscrit
Koko (nom d'un morceau de jazz de
Charlie Parker ainsi que O coïncidence, titre du livre). Cette manière de tuer, les 4 anciens combattants l'utilisaient sur les Viet Congs pour s'amuser. Elle est aussi symbolique : pas entendre, pas voir, pas parler. Les victimes sont tuées car elles pouvaient communiquer. Ils décident de partir pour Singapour où réside Underhill qui est devenu le suspect principal des meurtres. Seul Tina Pumo reste car il ne peut pas laisser son restaurant.
Avant leurs départs,
Peter Straub décrit chacun des quatre personnages dans leurs quotidiens professionnels et personnels, leurs traumatismes, leurs cauchemars et leurs obsessions. de ce voyage et de l'histoire qui en découlera, ils veulent en tirer un livre puis un film afin de devenir riche. Ce voyage leur servira surtout à exorciser leurs démons. Ils revoient la guerre dans leur sommeil. Une véritable traque va suivre qui les amènera à Singapour, Bangkok, Taipeh, Fourqueux, New York, Milwaukee et pour finir le quartier de Chinatown à Big Apple.
L'auteur décrit dans quelques passages en flash-back des batailles au Vietnam. Notamment quand la compagnie de Pumo, Beavers et Poole tombe dans une embuscade dans la vallée du Dragon près d'un champ de mine. Il transcrit le traumatisme et l'horreur des combats avec une rare justesse et une précision dans les mots. On imagine très bien les corps déchiquetés et la folie qui s'empare des hommes qui commencent à voir des démons : "Non, se disait Pumo, les démons se trouvent à une plus grande profondeur, parce que ça, ça n'est pas seulement l'enfer, c'est pire que l'enfer… en enfer on est mort, tandis que dans cet enfer ci, on attend d'être tué."
Ce passé qui remonte à la surface est le sujet principal du livre. L'enquête qu'ils mènent n'est que prétexte à décrire les différentes réactions qu'ont les personnages face à la peur, au dégoût d'eux mêmes et de leur souvenir. Ils mènent à priori, une simple chasse à l'homme mais peu à peu l'histoire devient tortueuse et s'épaissit. Les rebondissements arrivent, ainsi que les fausses pistes. le coupable n'est pas celui que l'on croit, forcément. On pense être en avance sur les protagonistes mais au final on est aussi perdus qu'eux.
Le personnage leader du groupe est Michael Poole. C'est un pédiatre qui vit dans les beaux quartiers de New York et qui a de grandes difficultés dans son mariage suite à la mort de leur fils. C'est le plus calme des cinq personnages principaux, c'est lui qui mène l'enquête mais il se fait berner par le tueur qui sait tout de lui.
Harry « Beans » Beavers dit le Grand Paumé. C'est l'ancien, mauvais, lieutenant des 4 autres qui est devenu avocat maintenant au chômage et récemment divorcé. C'est par lui que tout arrive, son incapacité à retenir ses pulsions et sa sauvagerie incroyable pendant la guerre ont conduit, en partie, à tous ces meurtres.
Tino Puma tient un restaurant thaïlandais dans New York qui est menacé de fermeture par la commission d'hygiène. Il vit une histoire d'amour compliquée avec une vietnamienne , Maggie Lah. C'est un personnage un peu en retrait par rapport aux 4 autres.
Conor Linklater. Il est au chômage, fauché, célibataire… Malgré ça, c'est le drôle de la troupe, mais aussi le plus traumatisé.
Le personnage de Tim Underhill est le pivot de la trilogie. Il sera nettement plus développé dans le troisième. C'est un fantôme pendant les ¾ du livre, tout le monde en parle sans qu'il soit présent. Il est pourchassé par les 3 "voyageurs" ainsi que par le tueur. C'est un écrivain (double de
Peter Straub ?) qui a rédigé un livre qui ressemble au troisième tome de cette trilogie. Il vit peut être à Singapour ou peut être à Bangkok, a été proxénète pendant la guerre ainsi qu'un vrai héros.
Les cinq personnages principaux représentent l'Amérique dans sa diversité et sa manière d'assumer la guerre. Ils ont été oubliés par leur patrie. C'est un livre aussi sur la mémoire. Mémoire collective, donc , d'un pays qui a oublié les siens et mémoire individuelle de soldats qui n'arrivent pas à oublier ce qui s'est passé et de personnes traumatisées par leur histoire personnelle. le tueur a eu une enfance très difficile. On retrouve d'ailleurs ce même traumatisme et ce même personnage de boucher pédophile dans les 2 autres romans.
Peter Straub a un véritable talent pour décrire les atmosphères des différentes villes traversées. A Singapour et à Bangkok, dans les quartiers populaires, Michael Poole doit aller visiter plusieurs bars louches, patibulaires mais presque. L'ambiance y est glauque, la tension est palpable. Les personnages sont dans un état second quand ils se retrouvent en Asie sur les lieux du carnage passé. Et tout ceci est très bien rendu grâce à une écriture fluide, pas prétentieuse et qui se lit très facilement.
Pour conclure, c'est un excellent thriller atypique avec des personnages bien décrits et une intrigue très forte et qui ouvre la trilogie de très grande manière. Un chef-d'oeuvre, un pur bijou Straubien que je vous recommande vivement.