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Critique de jlvlivres


« Les Larmes » est un petit roman de César Aira, traduit de « El Llanto » par Michel Lafon (2000, André Dimanche, 82 p.). Peut-être même, plus qu'un roman, mais quasiment un manifeste littéraire, bien qu'il ne s'intitule pas ainsi. Pourquoi ? On y découvre un auteur, écrivain à ses heures, la quarantaine, marié à la belle Claudia, et un chien naturellement appelé Rintintin.
Tout commence de façon presque normale, écrit à la première personne par l'écrivain. « Je suis écrivain, poète et essayiste. A l'approche des quarante ans ». On comprend qu'il s'agit de César Aira, né en 1949, alors que le livre « El Llanto » sort en 1992. Jusqu'ici tout va bien. Quelques vicissitudes, mais « quatorze livres publiés ». Et à ce point, il demande et accepte une bourse « pour résider un an à Varsovie, tous frais payés, à écrire et à étudier sans préoccupations matérielles ». La vie comme un long fleuve tranquille, la Vistule par exemple « un après-midi à la fin de l'été ». Sauf qu'il n'a pas un sou, qu'il n'est pas attendu, que dehors il fait quinze degrés en dessous de zéro » et qu'il ne parle pas un mot de polonais. On bascule alors dans un roman de César Aira.
On est alors embarqué, avec Claudia, un terroriste japonais, le chien, le premier ministre, une actrice célèbre et deux poissons vivants, dans des évènements qui s'échelonnent au cours de la soixantaine de pages qui suivent.
Tout débute dans « un restaurant de grand luxe ». C'est normal. Il est « plein de miroirs, d'acajou et de plantes ». le narrateur est accompagné de Laura Premondini, la star encore plus belle que Claudia. Repas d'affaires, pour interview. Il y a, entre autres commensaux, le premier ministre et sa femme, et dans une aile Claudia qui accompagne Isso Hokkama. le premier ministre fait offrir le champagne, ce sont les contribuables qui règleront la note. Laura a commandé des poissons crus. En fait ils sont encore bien vivants et sautent au cou de l'actrice. « Il était en train de lui mordre les seins avec toute la férocité que l'on peut attendre d'un ressuscité ». Isso, qui ne perd pas le nord, en profite pour « vider son chargeur avec l'assurance d'un professionnel ». Confusion du sang de l'actrice empoissonnée et de l'élu assassiné. Il faut dire que cet épisode est un cas particulier de la vie mouvementée des protagonistes. Manipulation exemplaire de leur expérience de la réalité, pourrait-on assigner à cet épisode, en conformité avec les idées littéraires de César Aira. Bref, le début du commencement de probable liaison avec la star doit faire face aux faits. le japonais tueur fait face aux policiers en ne se faisant pas arrêter, ni même remarquer. Claudia fait la tête à la maison, la fête avec son japonais et s'occupe de Rintintin, le chien. L'écrivain médite. « Et dire que pendant des années j'avais vécu dans la crainte que Claudia ne soit lesbienne ! Maintenant, la peur qui me paralysait, c'était que, lorsque nous aurions enfin une explication, Claudia, en proie à la folie où je la voyais s'enfoncer, me jetterait à la figure que le membre d'Isso était plus grand que le mien… qu'il restait dressé des nuits entières… Je pris la décision de me suicider, en me jetant du balcon ». de sombres idées. Pour varier le quotidien, le chien se met à parler. Et de plus un merle, « gros oiseau noir, au bec jaune » l'insulte « Merde, crapule, fils de pute ». On est passé à la sur-réalité.
« La Fin de l'Histoire » ? C'est facile à dire, moins facile à comprendre, car on se retrouve à Rennes, face au Parlement de Bretagne. « Au-dessus, le ciel où glissent des nuages lourds entre des trouées d'un bleu magnifique ». Heureusement c'est expliqué la page d'après. C'est « la monstrification. Je crois que la Révolution française fut la fin des monstres ». Déjà que dans « La Guerre des gymnases », il y avait l'apparition du « lièvre légibrérien, dont la naissance devait coïncider avec la fin de l'Argentine »….
Et l'or des anges du Parlement de Bretagne s'enflamme au soleil couchant. « C'est la surprise de l'heure. Et il y a toujours des heures. Il y en a même eu à Varsovie. Si je ne l'ai pas dit plus tôt, ce n'est pas pour cacher quoi que ce soit, c'est parce que je ne me souvenais pas, ou faute d'occasion ».

J'avais prévenu que l'on basculait dans un roman de César Aira.
Pour bien comprendre ce que signifie l'auteur, il faut alors lire un autre de ses livres « Las Tres Fechas » dans lequel il expose quelque unes de ses idées sur la littérature. Il faut alors se reporter à « le Mal de Montano » de Enrique Villa-Matias qui expose dans sa trilogie « Pathologie de l'Ecriture » les idées de ce groupe de la nouvelle littérature hispanisante.
« Las Tres Fechas » (Les trois dates) de César Aira (2002, Beatriz Viterbo, 84 p.) constitue une ébauche ce qu'il dénomme la « raison d'être » d'une oeuvre que son propriétaire ne peut se décider à entreprendre. C'est en fait un « catalogo razonado » (catalogue raisonné) d‘une grande bibliothèque. Il se réfère en cela à la phrase de Nietzsche « du passé déchiffré sortira la lumière du futur »
César Aira commente l'évolution d'un livre en fonction de trois dates, comme l'indique le titre. En effet, selon Aira, la lecture d'un livre change en fonction du moment où il est lu et comment ces trois dates influencent la lecture. Ces trois dates sont la date d'écriture, la date de publication et la date de lecture. Il décline alors une demi-douzaine de cas de lectures qu'il a pu effectuer dont Denton Welch « Soleils brillants de la Jeunesse », Paul Léautaud « le Petit Ami », J.R. Ackerley « Hindoo Holiday », E.M. Forster « Voyage en Indes », Max Beerbohm « Zuleika Dobson » et Edwin A. Abbott « Flatland ». On constate qu'il s'agit essentiellement de livres de voyages plus ou moins initiatiques, jusqu'au « Flatland » qui est lui une exploration d'un autre monde aux propriétés dimensionnelles (2D, 3D). Puis il saute au roman de Stevenson « L'Etrange Cas du Dr Jekyll et Mr Hyde ».
De cette analyse de différents cas de romans, César Aira retient que dans tout roman, l'histoire est plus ou moins occultée sous le discours, parce ce que cette occultation est la condition de l'intérêt pour la lecture. Et cette occultation s'effectue par une manipulation, pas forcément frauduleuse des faits. « Manipuler notre expérience de la réalité ». On dirait que nous ne faisons pas autre chose. Toutefois, avant de terminer, il passe au cas de Julien Green et à la rédaction de journaux intimes, qui ont une origine et vocation différentes du roman. Dans ce cas de journaux intimes, la manipulation est d'origine différente, et bien entendu donne des résultats qui varient drastiquement de celles du roman. « Un auteur use toujours son expérience comme matière primaire, comme stimulant ou comme contexte ».
Sa conclusion est alors que « La manipulation de la qualité de l'expérience obéit à trois causes de base, l'action, la réflexion et la perfection ».
Ces trois dates sont reprises dans l'essai de Enrique Villa-Matas, ou plutôt dans sa trilogie « Pathologie de l'Ecriture » qui regroupe « Bartleby et Compagnie » traduit par Eric Beaumatin (2009, Christian Bourgois, 218 p.), « le Mal de Montano » traduit par André Gabastou (2002, Christian Bourgois, 398 p.) et « Docteur Pasavento » également traduit par André Gabastou, (2006, Christian Bourgois, 429 p.).
C'est surtout « le Mal de Montano » qui fait pendant à « Las Tres Fechas » de César Aira. Sous couvert d'un écrivain nommé José, qui développe une véritable obsession pour la littérature, Enrique Villa-Matias expose les siennes, notamment l'impossibilité de distinguer entre la vie réelle et la fiction. José va donc parcourir Barcelone, revêtu de son manteau rouge d'espion, afin de passer inaperçu, du moins le croit-il. Et durant ce vagabondage dans toutes sortes de milieu, le lecteur va croiser, par personnes interposées, toute une série d'auteurs fameux. Cervantes, Sterne, Kafka, Musil, Walser, Gide, Gombrowicz, Kertesz, Bolano, Coetzee et Sebald. A la fin on aura Montaigne et Perec en prime. Cela en fait du beau monde dans Barcelone, ou incursions à Nantes (c'est pour y voir son fils, libraire), Lisbonne, Prague, Budapest, Valparaiso, en y incluant les Açores. Comme quoi la littérature fait voyager (souvent à peu de frais).
Résultat « celui qui écrit avec le sens du risque marche sur un fil et en plus de marcher dessus doit tisser son propre fil sous ses pieds […] de la même manière que chaque vol porte en lui la possibilité de tomber, chaque livre devrait contenir en lui-même la possibilité d'un échec ». On découvre alors à trois aspects de la littérature. le premier est effectivement la mort d'une certaine littérature de description. Mais en contrepartie, une vie littéraire, autre, peut se développer. C'est déjà ce qui était en prémisses dans « Les Larmes » (2000, André Dimanche, 76 p.), dans les mots de Claudia, « Commencer à vivre » que le narrateur ne comprend pas. Et pour faire écho au livre de César Aira « Les Larmes » Enrique Villa-Matas ajoute « Ce qui m'intéresse […], ce sont les traces des larmes et non les larmes ».
On aura donc affaire à un auteur malade, qui n'aura rien fait d'autre dans la vie que de continuer et reproduire ce qu'il a vécu. Qui ne se résigne pas à vivre après avoir vécu, et sans doute être déjà mort. « Peut-être est-ce cela la littérature : inventer une vie qui pourrait fort bien être la nôtre, inventer un double ». Il faut donc que le romancier en termine avec l'écriture de romans avec introduction, milieu et fin. A la clé, la solution finale « Mourir écrasé sous le poids de la grande Bibliothèque, voilà l'idéal auquel doivent tendre les auteurs contemporains ».
On pourra également (re)lire le petit livre de Roberto Arlt « L'Ecrivain raté » traduit par Geneviève Adrienne Orssaud (2014, Editions Sillage, 64 p.). Ecrit à la première personne par un écrivain quelque peu mégalomane, qui pourrait être Roberto Arlt lui-même, et qui connaît à présent une passe durable et profonde de doute. « Je me souviens » et « Mes vingt ans n'étaient pas abimés et laids comme certains lutteurs impitoyables. Mes vingt ans promettaient la gloire d'une oeuvre immortelle ». Une première phase d'insultes envers tous les autres « écrivassiers répondant au qualificatif de pondeuses ou larbins de la littérature », ou encore « engrossés de la littérature ».
Puis, c'est la phase « Tous des mauvais, il n'y a que moi…. », phase classique du rejet des autres et du déni, et la phase de résistance. « Si nous, nous ne sauvons pas l'art, qui le sauvera ? ». Et Roberto Arlt conclut par un « Et je sais que j'ai raison ».
« La vie, ça n'est pas de la littérature. Il faut vivre... Ensuite écrire ». Voir les auteurs s'intéresser au devenir de la littérature est différent. Pour Borges, on a les digressions sur les « Bibliothèques de Babel », reprenant les volumes sur « Les Etres Imaginaires » ou « L'Auteur ». Puis vint Roberti Arlt avec « L'Ecrivain Raté » (2014, Editions Sillages, 64 p.) alors qu'il passe, comme chacun, par une phase durable et profonde de doute. « Mes vingt ans n'étaient pas abimés et laids comme certains lutteurs impitoyables. Mes vingt ans promettaient la gloire d'une oeuvre immortelle ». Après lui, Roberto Bolaño écrira sur « La littérature nazie en Amérique du Sud » (2006, Christian Bourgois, 278 p.), faux manuel de littérature ou bibliographies fictives, mais qui interrogent sur leur possible équivalent. Ou du même Bolaño « Entre Parenthèses » (2011, Christian Bourgois, 477 p.)

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