N°497– Janvier 2011.
REVENANTS –
Paul AUSTER–
Actes Sud.
Traduit de l'américain par
Pierre Furlan.
Trois personnages principaux à qui l'auteur donne des noms de couleurs : Bleu, Blanc, Noir. Un lieu : New-York près du Pont de Brooklyn. Une année : 1947. voilà pour le décor. le narrateur de cette histoire demeure inconnu.
Blanc demande à Bleu de surveiller Noir et pour cela lui loue un appartement depuis les fenêtres duquel il peut voir Noir et observer ses faits et gestes. Il devra seulement, contre paiement, établir des rapports hebdomadaires qu'il déposera dans une boîte postale. C'est donc un travail facile d'autant que Bleu est détective privé. Ce qu'il voit au début, c'est que Noir écrit beaucoup. Cela semble être sa seule activité. Cette filature monopolise tout le temps de Bleu qui ainsi néglige sa fiancée a point de ne plus lui téléphoner. Cela laisse pour lui la place aux craintes, voire aux fantasmes... A force de rédiger ses rapports qui n'entraînent aucun commentaire, Bleu en vient à douter du bien-fondé de sa tâche. Suivre Noir lui paraît inutile tant il lui semble que sa vie ne recèle aucun secret. A partir de ce moment, il se libère lui-même de son travail en s'accordant des répits, mais lors d'un de ces moments de liberté il s'aperçoit que sa fiancée lui préfère un autre homme. Il l'interpelle, lui apparaît « comme un revenant » et prend conscience qu'il a perdu toute chance de vivre heureux. Il se rabat sur Violette, une prostituée qui lui donne du plaisir. Il va aussi au cinéma parce qu'il aime les salles obscures et parce que « les images à l'écran ont une certaine ressemblance avec les pensées qui défilent dans sa tête ». Est-ce le fait d'assister à la projection du film « la griffe du passé » qui lui fait remonter le temps et revenir à l'histoire du pont de Brooklyn et à la vie de son propre père ? Il en déduit que les vivants sont entourés de « revenants » puisqu'il est aussi question au cours de ce texte des écrivains américains tels que Walt Withman ou de
Nathaniel Hawthorne
En même temps que cette révélation, Bleu prend conscience que les mots qu'il utilise dans ses rapports sont insuffisants, inexpressifs pour parler complètement de Noir. Il décide donc, pour mieux sérier sa personnalité de faire ce qu'il fait, de lire ce qu'il lit... de même il s'aperçoit que cette tâche lui paraît bizarre et même impersonnelle. L'appartement est loué au nom de Blanc mais occupé par Bleu, les paiements se font par mandat et non par chèque. Est-ce là la certitude de vivre sa vie par procuration, comme si celle de Bleu se confondait avec celle de Noir ? le temps passe ainsi sans que rien ne se produise et par une sorte de jeu de miroir, Bleu s'aperçoit qu'il n'est plus maître de cette activité d'observation. D'observateur, il devient observé, et par Noir lui-même, et ce d'autant plus que, nous l'apprendrons plus tard, Noir est lui-même un détective privé, chargé, dans les mêmes conditions d'établir des rapports sur les activités de Bleu. Ce dernier en vient à douter de sa propre personne, de sa propre tâche. Il en vient à penser qu'il est, en quelque sorte, désincarné, dépossédé de lui-même par cet homme qui joue ainsi un double jeu sans qu'il comprenne bien pourquoi.[« Car en épiant Noir de l'autre côté de la rue, c'est comme si Bleu regardait dans un miroir, et au lieu de simplement observer quelqu'un d'autre, il découvre qu'il s'observe aussi lui-même »]. Est-ce un message sur la précarité de l'identité, sur l'angoisse inévitable que génère pour un homme le fait de n'être rien, de ne servir à rien ? C'est un peu comme si, en rédigeant des rapports sur Noir, Bleu écrivait sur lui-même, comme si l'écriture avait le rôle progressif du bain révélateur dans le processus du développement photographique.
Ce livre est présenté comme le deuxième volume d'une trilogie new-yorkaise[« la cité de verre » - « La chambre dérobée »]. On peut le lire comme un thriller. Moi, j'ai choisi de le voir comme un « roman à énigme » dont nous n'aurions même pas, à la fin, la moindre explication. Elle serait même laissée à la seule imagination du lecteur. (La dernière phrase est ainsi rédigée « A partir de ce moment-là, nous ne savons plus rien. »). Cela me paraît être révélé par le procédé de « mise en abyme » qui est inhérent à ce récit. le lecteur s'aperçoit que les annotations qu'a faites Bleu sur Noir et qui sont consignées sur des feuilles, servent de trame au roman qu'il vient de lire. [« Ça à l'air d'un gros livre » dit Bleu à Noir quand il aperçoit une liasse de feuilles posées sur sa table]. Ce n'est autre que les rapports qu'il a lui-même adressés à Blanc sur les activités de Noir !
Les personnages eux-mêmes ont la transparence et la consistance d'un ectoplasme, une sorte de non-existence [ils portent des noms de couleurs primaires] qui déstabilise le lecteur tout comme les nombreuses digressions qui émaillent le récit. Par une sorte de jeu de miroirs, il est est complètement perdu, se demandant qui est qui et qui fait quoi ! Bleu et Noir sont devenus interchangeables au point que la personnalité de l'un éclaire celle de l'autre, ou la complique...
Paul Auster pose des questions existentielles et, malgré les apparences, n'offre nullement une histoire policière dont nous aurions la solution à la fin. Je choisis d'y voir une méditation sur la solitude, sur la condition humaine, sur sa propre identité dans un monde de plus en plus déshumanisé et anonyme, et même sur le rôle de l'écriture et de l'écrivain [« L'écriture est une occupation solitaire qui accapare votre vie. Dans un certain sens un écrivain n'a pas de vie propre. Même lorsqu'il est là, il n'est pas vraiment là. »]. C'est un peu comme si lui, qui est le maître de cette fiction, avouait qu'il en est en réalité étranger, peut-être seulement le simple transcripteur, le transitoire et transparent témoin, seulement là pour livrer au lecteur ce qu'il voit, ce qu'il croit voir ou ce qu'il imagine. D'une certaine façon, il est un de ses personnages, aussi mystérieux qu'eux !
Paul Auster évoque avec ce court roman un univers kafkaïen à la fois cauchemardesque, oppressant et absurde. Cela me plait bien et me donne envie d'en explorer les arcanes.
N°500 – Février 2011.
LA CHAMBRE DÉROBÉE -
Paul AUSTER– Actes sud.
Traduit de l'américain par
Pierre Furlan.
Ce roman s 'ouvre sur l'écrivain américain Fanshawe, où plus exactement sur son fantôme. Cet homme semble avoir disparu et probablement est mort puisque sa femme Sophie contacte le narrateur, qui est aussi critique littéraire, mais également l'ami d'enfance de son défunt mari, pour qu'il juge si son oeuvre demeurée inédite, est digne d'être publiée. En cela elle exécute une de ses dernières volontés explicitement exprimées. Non seulement les
poèmes, romans et pièces de théâtre de Fanshawe sont éditées et sont un succès, mais le narrateur, sur la demande expresse de son ami, épouse sa femme et adopte son fils. Il lui propose en quelque sorte une vie par procuration ou, si l'on veut, une certaine forme d'imposture. Par la suite, non seulement le narrateur apprend que son ami n'est pas mort, mais ce dernier lui enjoint de n'en rien dire à Sophie et surtout de ne pas chercher à le retrouver. S'ouvre donc avec son épouse une période de vie commune qui sera heureuse bien que fondée sur le mensonge. Devant la réussite littéraire de la publication posthume, on demande au narrateur de rédiger une biographie de Fanshawe. A partir de ce moment, il va découvrir un être différent du garçon qu'il a connu enfant et prendre conscience qu'il a fait une erreur en acceptant ce travail qu'il finira par abandonner. Derrière l'élève brillant qu'il admirait, il découvre un jeune homme distant de ses parents, abandonnant ses études pour fuir sa famille et qui refuse d'éditer ses écrits pourtant prometteurs. Dès lors, il ne sait plus si Fanshawe est toujours vivant où s'il se confond avec l'image de la mort. A la fin, il lui révèle son existence qui ressemble à une fin de vie en lui confiant un cahier manuscrit passablement abscons « Tous les mots m'étaient familiers, mais ils semblaient pourtant avoir été rassemblés bizarrement , comme si leur but final était de s'annuler les uns les autres... Chaque phrase effaçait la précédente, chaque paragraphe rendait le suivant impossible. » . C'est un peu comme si le narrateur et probablement Auster lui-même, considéraient l'écriture comme une impossibilité !
Il est curieux que le nom de Fanshawe donné à cet écrivain soit en réalité le nom d'un roman écrit par Nathaniel Hawstorne, auteur américain [1804-1864] dont il est question dans « Revenants » qui est le deuxième roman de cette « Trilogie New-Yorkaise ». Son épouse se prénomme Sophie, tout comme celle de Hawstorne. Cela dit, Auster, avec ce roman labyrinthique écrit à la première personne, avec ses fréquentes digressions, tisse un suspens qui confine à l'interrogation, à tout le moins en ce qui me concerne. Au cours de ce récit, Auster lui-même (le narrateur?) lors d'une de ces parenthèses qu'il affectionne, révèle que ce roman se rattache à sa « Trilogie new-yorkaise », précisant « Ces trois récits sont la même histoire, mais chacun représente un stade différent de ma conscience de ce à quoi elle se rapporte... Si les mots ont suivi, c'est que je n'ai pu faire autrement que de les accepter. Mais cela ne rend pas les mots nécessairement importants. Il y a longtemps que je me démène pour dire adieu à quelque chose, et, en réalité, seule cette lutte compte. ». Que doit-on comprendre ici ? Que les mots sont un simple outil pour exprimer la pensée, qu'ils peuvent se dérober, que l'écriture est un moment de sa vie qu'il souhaite peut-être abandonner ? Est-ce une fascination pour la mort ou pour la quête perpétuelle d'une chose impossible à atteindre ? Est-ce une interrogation métaphysique sur le sens de la vie [« Les vies n'ont pas sens. Quelqu'un vit puis meurt et ce qui se passe entre les deux n'a pas de sens »], sur la destinée, sur la solitude, sur la quête que quelque chose dont on porte la réponse en soi-même ?[« Cette chambre, je m'en apercevais à présent, était située sous mon crâne »].
Ce roman qui clôt la série de la « Trilogie new-yorkaise » est d'une lecture facile mais m'a quand même laissé dubitatif. Pour autant, je continuerai à explorer l'univers de l'auteur à cause d'une attirance que je ne m'explique pas moi-même.
N°506 – Février 2011.
CITE DE VERRE –
Paul AUSTER –
Actes Sud.
Traduit de l'américain par
Pierre Furlan.
C'est le 1° roman de la trilogie new-yorkaise de
Paul Auster (la Feuille Volante n° 497 et 500). Bizarrement, j'ai l'impression qu'il faudrait en commencer la lecture par la fin. En effet, c'est un étrange récit raconté par un narrateur qui écrit : « Je suis rentré en février de mon voyage en Afrique... J'ai téléphoné à mon ami
Paul Auster...(il) m'a expliqué le peu de choses qu'il savait de Quinn puis il a continué à me décrire l'étrange affaire dans laquelle il il avait été fortuitement impliqué ».
Un lecteur attend d'un roman qu'il lui raconte une histoire, mais comme souvent chez Auster, cela ne se passe pas exactement comme cela. Ici l'histoire existe, certes, mais elle est non seulement compliquée, fait intervenir des personnages inattendus, parfois furtifs, parfois quasi-réels que l'auteur abandonne, explore des thèmes de réflexion intéressants, brouille parfois le jeu... Ici le narrateur prend la parole en premier, évoque
Daniel Quinn, écrivain new-yorkais de romans policiers. Il a 35 ans, a perdu son épouse et son fils et vit seul, modestement et sans grandes ambitions. Il signe ses romans policiers du nom de
William Wilson [C'est le nom d'une nouvelle d'
Edgar Poe écrite sur le thème du double]. Ce n'est pas là une simple fantaisie d'auteur puisque puisqu'il nous est dit que « Même s'il n'était qu'une invention, s'il était né de Quinn, il menait désormais une vie indépendante ». Quinn met également en scène dans ses romans un personnage fictif du nom de Max Work, détective privé, mais qui, avec le temps prend de la consistance au point que Quinn voit le monde à travers lui [il est intéressant de s'attarder sur le jeu de mots qui nous est offert entre « I » et « eye »]. Il peut donc s'agir d'un prétexte qui joue sur le dédoublement d'un même personnage.
En pleine nuit, Quinn reçoit un coup de téléphone et l'interlocuteur demande à parler au détective privé du nom de...
Paul Auster ! Il ne peut donc s'agir que d'une erreur. Pourtant la voix se fait convaincante, parle de danger de mort et Quinn accepte de rencontrer une femme énigmatique, Virginia Stillman, mariée à Peter, jeune homme mystérieux qui prétend que son père qui l'a torturé pendant toute son enfance veut l'assassiner. Peter se révèle étrange, tient des propos désordonnés sur la vie, sur son épouse, sur Dieu et émet des doutes sur son propre nom. Quinn accepte un chèque à l'ordre d'Auster pour protéger Peter, découvre le père Stillman (qui s'avère, dans un premier temps être deux personnages), mène son enquête en notant ses remarques sur un cahier rouge. Il suit donc Stillman à travers New-York, reconstitue ses itinéraires aléatoires, en donne des interprétations qui se révèlent être erronées, étudie ses habitudes... Cet homme souhaite inventer un nouveau langage [« Un langage qui dira enfin ce que nous avons à dire. Car les mots que nous employons ne correspondent plus au monde »].
Quinn fait des rapports téléphoniques réguliers à Virginia Stillman et, à l'instar de son héros Max Work, se met à désirer ardemment cette femme. Quinn finit, sous son vrai nom par rencontrer le père Stillman. Chacune de leurs rencontres est quelque peu surréaliste, soit il est question de la quête d'objets hétéroclites, soit Quinn se fait passer pour le fils de Stillman que celui-ci ne reconnaît pas, soit Quinn qui se présente comme étant Henry Dark. Il se trouve que ce nom, choisi par hasard par Quinn correspond au personnage d'un roman que Stillman a écrit autrefois. [ Et les initiales
H.D. lui évoquent Humpty Dumpty, personnage en forme d'oeuf du roman de
Lewis Caroll « De l'autre côté du miroir » !]
Puis Stillman disparaît (nous saurons plus tard qu'il s'est suicidé en se jetant du pont de Brooklyn), Quinn rencontre le vrai
Paul Auster qui lui avoue être écrivain et non détective,et lui donne le chèque libellé à son nom. Ensemble ils parlent littérature et évoquent
Don Quichotte et
Cervantes, dissertant à la fois de la folie du chevalier, du bon sens de Sancho Penza et surtout de la façon dont a été écrit le fameux roman puisque
Cervantes prétend en avoir trouvé le manuscrit dû à l'auteur arabe Cid Hamet Ben Engeli au marché de Tolède. C'est une manière comme une autre de parler de ce roman dans le roman, de cette mise en abyme tant prisée par Auster, de cet ouvrage où le lecteur se perd et où les noms se mélangent sans qu'on ne sache plus très bien qui est qui.
Puis Auster abandonne sans crier gare l'intrigue initiale autour de Stillman. En effet Quinn constate que le téléphone ne répond plus, que le chèque qu'il avait reçu au non d'Auster est sans provisions... Il décide donc de changer de vie, devient marginal, reprend la rédaction du fameux « cahier rouge » qu'il avait un peu abandonné, revient à son ancien appartement maintenant habité par une femme, puis investit celui de Peter Stillman dont il n'a aucune nouvelle et qui a définitivement disparu. Dans l'état où il se trouve, il constate que
William Wilson et Max Work sont morts et que lui-même disparaît petit à petit du décor que les ténèbres envahissent. le cahier rouge n'a d'ailleurs plus de pages. C'est un peu comme si cette histoire s'était révélée transitoire « Cette affaire avait servi de pont vers un autre lieu de sa vie, et maintenant qu'il l'avait franchi, Quinn en avait perdu le sens. Il ne s'intéressait d'ailleurs plus à lui-même. Il parlait des étoiles, de la terre, de ses espérances pour l'humanité. »
Quant au cahier rouge, la dernière phrase qui y est inscrite est « Que sa passera-t-il quand il n'y aura plus de pages dans le cahier rouge ? » Un familier de l'oeuvre d'Auster notera opportunément que dans un autre roman («
La nuit de l'oracle »), l'auteur accorde aussi une grande importance à un cahier bleu !) ]. de plus, le narrateur, qui prétend s'être brouillé avec Auster à cette occasion, termine par ces mots « Pour ce qui est de Quinn, il m'est impossible de dire où il se trouve actuellement. ». Une manière comme une autre de laisser son lecteur libre d'imaginer une fin qui lui convienne.
Dans ce roman, il faut noter une nouvelle fois l'art de la narration labyrinthique qui est allié à une imagination débordante. Cela étourdit le lecteur et c'est sans doute l'effet recherché. C'est en effet une sorte de vertige qui ne peut pas ne pas le prendre à la lecture d'un tel roman. Je ne suis pas sûr cependant d'avoir bien tout compris, mais j'ai poursuivi ma lecture jusqu'à la fin, et avec plaisir !
Est-ce une remise en cause du langage et du sens des mots ? Est-ce que Auster s'interroge sur les concepts d'identité ? Veut-il, à l'occasion d'un roman à la fois s'attacher son lecteur et ne pas lui imposer complètement un texte en le laissant libre d'imaginer ce qu'il veut ? Explore-t-il ici une forme de folie qui peut s'emparer des hommes des grandes villes tentaculaires (New-York ?) ou des écrivains qui créent autour d'eux un univers de fiction et des personnages qui peuvent finir par leur échapper ? A chacun de répondre !
©
Hervé GAUTIER – Février 2011.http://hervegautier.e-monsite.com
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