De
Giorgio Bassani, j'avais lu
le jardin des Finzi-Contini, un des plus beaux romans qu'il m'avait été donné de lire.
Les
nouvelles rassemblées dans ce livre racontent de façon extraordinaire, profonde mais aussi acerbe, désabusée, et avec souvent beaucoup de détresse, je trouve, la vie de la ville de Ferrare durant la première moitié du 20ème siècle, avec notamment le fascisme et la seconde guerre mondiale.
Encore Ferrare, est-ce qu'il en a écrit, Bassani, d'autres récits qui n'aient pas pour cadre cette ville, je ne crois pas. C'est assez unique de voir un écrivain se limiter à sa propre petite ville de province; mais les thèmes qu'il aborde sont universels.
Le livre comporte deux très courts récits, l'un, tout au début, le mur d'enceinte et l'autre, En exil, tout à la fin du livre, qui, en quelque sorte donnent la coloration du recueil, le premier sur la mélancolie et la poésie du carré juif du cimetière situé près du mur d'enceinte, et le dernier sur la question de l'attachement à la région de Ferrare.
Il y a deux récits majeurs, à la fois plus longs et plus complexes que les autres, d'abord Les lunettes d'or, d'environ 120 pages et Une nuit de 43, d'une soixantaine de pages, alors que toutes les autres
nouvelles sont un peu plus courtes, 40 à 50 pages, et un peu moins abouties.
Cependant toutes sont remarquables par leur description de la vie de la « province » italienne, par leur critique de l'état d'esprit des habitants, de leur rapport à la politique, par l'accent mis sur la vie de la communauté juive, et enfin sur la question de l'exclusion, que l'on soit juif, homosexuel, ou « simplement », femme.
Et puis, il y a l'écriture, dont je parle tout de suite, car elle est exceptionnelle en ce qu'elle sait rendre de façon admirable le comportement des gens, leurs racontars, par l'utilisation de digressions, de retours en arrière, d'allusions perfides. Et tout d'un coup, la dimension tragique ressort en quelques mots.
Seul le récit Les lunettes d'or avec son jeune narrateur plein de fougue, d'humanité, mais aussi de clairvoyance, est fait d'une autre façon d'écrire.
Tous les récits se situent dans la première moitié du vingtième siècle, soit au début, pour Lida Mantovani, La promenade après dîner, mais surtout dans la période fasciste de Mussolini et pendant la seconde guerre mondiale, pour tous les autres.
Je ne vais pas les détailler, je laisse à la future lectrice ou au futur lecteur le soin de les découvrir, mais je vais essayer de dégager quelques-unes des caractéristiques et des qualités de ces récits d'une grande richesse thématique.
Il y a tout d'abord ce constat amer que Bassani fait de Ferrare, une ville qui, contrairement à Bologne sa voisine, a, en quelque sorte, raté le « train de l'Histoire », s'est repliée sur elle-même, avec ses habitants aux mentalités étriquées, leurs ragots sur leurs voisins dans une ville où l'on se connaît souvent depuis plusieurs générations, et où l'on passe son temps à s'épier, se juger, et où les destins sont médiocres.
Ainsi en est-il, dans La promenade après dîner, du grand docteur juif Elia Crocos promis à un brillant avenir, mais qui restera à Ferrare plutôt que d'aller à Bologne, sera critiqué pour s'être marié avec une jeune infirmière « goy », Gemma, une épouse qui va dépérir au contact d'un homme solitaire, toujours plongé dans ses livres.
Et dans Lida Mantovani, c'est la triste histoire d'une femme abandonnée par le jeune homme qui l'a rendue enceinte, et qui se résignera à épouser un homme de la communauté juive, bien plus âgé qu'elle.
Il y a aussi, un peu comme en France, une communauté juive qui n'est pas enfermée dans un ghetto, qui est très bien intégrée, dont beaucoup de membres font partie de la bourgeoisie ferraraise, sont médecins, avocats, hommes politiques, etc…Et qui, pour certains, ont soutenu dès le début le mouvement fasciste de Mussolini. Et qui sont persuadés, à tort, que leur passé de combattants de la première Guerre mondiale, leurs relations et leurs amitiés, les protègeront de la discrimination raciale.
Celle-ci s'abattra sur eux, suivie de leur extermination dans les camps par les nazis, et le seul qui en réchappera, dont l'histoire est racontée dans Une plaque commémorative via Mazzini, découvrira qu'il était considéré comme mort, sera en butte à l'incompréhension de ses compatriotes, cherchera follement et sans succès, à évoquer le souvenir de sa famille exterminée.
Il y a l'ambiguïté des ferrarais à l'égard du fascisme, leur hypocrisie sur les événements de la seconde guerre mondiale, leur incapacité à en tirer les conséquences, la « récupération » de grandes figures de la gauche, telle la socialiste Clelia Trotti, dont la cérémonie pompeuse et hypocrite du transfert des cendres dans le cimetière de Ferrare, est l'occasion pour le jeune socialiste Bruno Lattes, de se souvenir des dernières années de celle-ci, de ses entretiens avec cette vieille dame et de son incorrigible espoir de changement de la société, alors qu'elle est astreinte à ne pas sortir de chez elle, et qu'elle est constamment sous surveillance.
Il y a enfin le thème de l'exclusion, magnifiquement décrit dans l'admirable longue nouvelle Les lunettes d'or, dans laquelle la révélation publique de l'homosexualité du Docteur Fatigati, spécialiste ORL , l'homme aux lunettes d'or, jusqu'alors médecin renommé et respecté, le conduira à la perte de sa clientèle, de son poste en Faculté, de ses relations avec la bonne bourgeoisie ferraraise, et enfin à un acte désespéré, alors que dans le même temps, le narrateur, jeune étudiant juif, voit s'installer les lois raciales envers sa communauté.
Il y aurait encore beaucoup à dire, par exemple la finesse psychologique formidable avec laquelle l'auteur décrit ses personnages, aussi le caractère récurrent de certains d'entre eux qui, comme chez
Balzac ou
Zola, réapparaissent d'un récit à un autre. Bassani fait même une évocation des Finzi-Contini, les héroïnes et héros de son célébrissime roman.
En conclusion, à mon avis et la part de subjectivité qu'il implique, encore un livre exceptionnel de Bassani, un écrivain qui, comme peu d'autres savent le faire (je pense à
Balzac ou
Proust), sait révéler l'âme humaine dans sa complexité.
Et le constat que la lecture des bons livres est un des moyens qui nous permettent de prendre du recul devant l'abjection de ces sombres jours.