"Il flotte. Il divague dans ce beau mystère des âmes en sursis, cette fragile passerelle entre la vie et la mort."
"Il", c'est Andrea Felloni , il est couché dans la neige, sur un trottoir de Ferrare, le long d'un parapet.
Andrea Felloni, c'est un Dormeur du Val à sa manière, une autre symbolique de l'innocence assassinée quand il faut justifier les règlements de compte entre fascistes, quand il faut fusiller pour l'exemple alors que la folie est seul maître de la donne ...
Aux côtés des autres hommes arrachés comme lui à un quotidien fait d'habitudes, de trajets maintes fois répétés, de peurs maintes fois réprimées, surpris à l'aube d'une nouvelle journée de labeur, il s'éteint, doucement, et l'on voudrait espérer que le souffle de vie soit plus tenace, qu'il résiste encore un peu, que les ténèbres reculent, qu'ils s'éloignent, mais cet espoir est vain...
Alors Andrea Felloni se souvient, ou plutôt les souvenirs submergent l'esprit de celui dont l'âme s'envole, ses pensées tourbillonnent, ses sensations s'exacerbent.
Son enfance, les joies simples du petit garçon qu'il a été, les douceurs et l'amour incommensurable de sa mère, les caresses de la main qui protège et les saveurs des gourmandises dégustées. Les parfums des pâtisseries préférées et le son de la voix adorée comme autant de stations dans des souvenirs qui se bousculent.
C'est la vie, plus tard, sans celle qui l'a embellie, c'est l'absence avec laquelle il a dû composer.
C'est la tendresse rude des hommes, de son père, des amis, de ceux qui travaillent durement, qui réclament, se révoltent pour vivre et travailler plus décemment, mais c'était le temps d'avant, avant que cette houle de terreur ne déferle sur le pays...
Ce sont les moments apaisés des parties de pêche avec le père, c'est la contemplation du héron, cet oiseau majestueux et si digne dont il voulait se faire un ami…
le héron, ce messager ignoré… l'oiseau en symbiose, comme le miroir de la vie qui murmure déjà pour se taire...
C'est la douceur de Sandra, sa belle, ses rires fusant quand il la promène sur le cadre de sa bicyclette, les projets, les rêves, l'avenir qu'ils tissent… et pourtant, Sandra lui a dit à sa dernière visite qu'elle ne viendrait plus...un peu comme une prémonition, un peu comme s'éloignent ceux qui devinent la souffrance qui se profile et qui la fuient sans en avoir conscience… Mais elle reviendra, Andrea en est persuadé, sinon le soleil perdrait tout son éclat.
Et entachant tout cela, c'est l'ombre de la haine qui recouvre le pays, qui fait se dresser les hommes les uns contre les autres, qui fait dire à certains qu'ils sont les élus quand d'autres doivent être effacés. Ce sont les bruits de bottes qui remplacent, depuis de longues années déjà, les murmures du vent, qui font taire les pépiements des oiseaux.
Ce sont les heures qui s'écoulent avant qu'un camion ne vienne pour emporter les corps. Ce sont les battements de vie – mais n'est-ce pas plutôt une demi-mort ?- de cette petite ville qui balbutie devant l'horreur. Quand tous espèrent que l'un des leurs n'est pas allongé là, quand tous essayent de continuer à avancer dans les méandres égoïstes de leurs vies, quand les yeux qui se posent sur le trottoir - et les formes qui le jonchent – se dessilent et font décider d'un avenir plus responsable, plus digne, plus engagé…
De quelques lignes d'un récit de
Giorgio Bassani,
Michèle Lesbre écrit un texte qui fait vivre ces lieux d'Italie, Ferrare et forcément, d'autres personnages se faufilent dans les pages, comme autant de visions d'une époque si troublée…
Micòl, surgie du roman "
Le Jardin des Finzi-Contini", comme Andrea, part vers les ténèbres,
Micòl comme Andrea contemple une dernière fois les paysages, les arbres et la nature et regarde virevolter ces flocons de neige aussi légers que les âmes qu'ils vont bientôt accompagner.
Comme toujours, la plume de cette écrivaine est talentueuse, acérée pour ce qu'elle dit, poétique même quand elle parle de la folie des hommes, surchargée d'émotion pour hurler ces vies sacrifiées dont
L Histoire oublie si vite les noms.
Les innocents, toujours, se taisent, ce sont leurs bourreaux qui les entendent crier et détournent les yeux des regards qui deviennent le miroir de leur culpabilité niée.
Un très beau livre, bouleversant, qui résonne des notes de "Bella Ciao" pour se souvenir, toujours….