ce moment, l'inspecteur ne croit pas qu'Ida ait pu être consentante. Il ne croit même pas qu'elle ait écrit ce contrat stupide, ni les lettres, ni rien. Il croit tout simplement que Walter lui raconte des histoires, qu'il a écrit lui-même ce « contrat » de mort. Ou alors il est fou. Le premier geste de la défense est évidemment de soumettre Walter à l'examen des psychiatres. Il en ressort que le jeune homme a un excès de fantasmes et d'imagination, qu'il écrivait des poèmes à sa dame et pensait un jour publier des romans. Que sa personnalité est rigide... mais qu'il est sain d'esprit.
Si l'on peut dire: Car la frontière est immense entre le « sain d'esprit » des psychiatres et l'appréciation du commun des mortels.
A force de regarder cet objet stupide, Enzo en devient malade. Une envie de le casser, de le briser en miettes, de le pulvériser. Détruire ce symbole d'angoisse. Plus jamais il ne pourra regarder un téléphone de la même façon. Il n'avait jamais regardé un téléphone avant cette nuit. Il s'en servait, le méprisait plus ou moins. « Appelez-moi », ou « je vous rappelle », ou « vous avez eu untel au téléphone? »
Et voilà que cet objet a le droit de se taire ou de parler. Droit de vie ou de mort. Cette boîte de bakélite ridicule, au design prétentieux. Ce noir de laque faussement chinois. Il trône. L'important c'est lui pour l'instant.
Le monde moderne est devenu un monde d'objets. Nous sommes environnés d'objets. Ce ne sont plus des outils de survie, ce sont des instruments utilitaires, de confort, de rapidité, de facilité d'exécution. Ils ont changé nos vies. Ils changent aussi le crime et la folie de certains.
Un téléphone par exemple. Objet noir sur le bureau du docteur Enzo Limiti à New York. Objet pratique, indispensable, porteur de nouvelles et véhicule d'informations, il peut devenir objet d'angoisse. Objet maléfique.
Tout dépend qui est à l'autre bout.
Parce que certains deviennent très vieux, leur esprit devient très fort. Vous obéirez à mon esprit. Si vous ne le faites pas je serais très malheureux. Si vous m'obéissez, je serai très heureux et, du ciel, je pourrai vous aider. J'ai bu l'infusion de wissekapuka, qui ne m'a pas guéri. J'ai bu le bouillon de shaggamitir, fait des meilleurs poissons, il ne m'a pas guéri... J'ai la maladie qui se déplace de l'estomac à la tête, elle fait mourir les Inuit. Elle est sous mon épaule, aujourd'hui, demain elle sera dans mon cou, et demain encore dans ma tête. Mes souffrances sont grandes et ne me quittent pas. Je suis fatigué de souffrir. Je vais mourir. Autrefois, ils étaient rares ceux qui avaient peur de mourir. Et je n'ai pas peur. Mais je veux cesser de souffrir. Vous obéirez à mon esprit. Il est fort, et mon corps, lui, ne vaut plus rien. Quand je serai mort il ne sera plus ma demeure, je ne m'en servirai plus. Vous m'enterrerez auprès de la grosse pierre. Je vais prendre mon petit fusil avec moi, et je resterai seul. Je m'en servirai demain.
Un chasseur maladroit s'explique toujours maladroitement. Il a tiré, explique-t-il, parce qu'il a eu soudain l'intuition de la présence d'un gibier derrière lui. Une intuition, c'est peu. Un bon chasseur eût attendu de voir le gibier... Ensuite, le chasseur maladroit et assassin précise qu'en se retournant il a compris sa méprise, mais qu'il était trop tard, il avait appuyé sur la gâchette comme poussé par une force irrésistible.
Accident. Intuition, force irrésistible. Comme tout cela manque de clarté et de précision.
Pierre Bellemare se raconte sur Livesque du Noir à propos de "Ils ont vu l'au-delà"