L'enjeu perdu de vue
Pourquoi l'impitoyable lucidité du moraliste et son esprit subversif très particulier sont-ils restés incompris de l'ensemble de ses exégètes, depuis le début de l'ère impériale jusqu'à nos jours ?
De nouveau, je ne puis qu’ébaucher un début de réponse.
Je pense qu'il faut chercher la cause de cette cécité dans la transformation que le monde chinois a connue lors de la création de l'empire par Ts'in Cheu-houang en -221 et sous les premiers empereurs de la dynastie des Han occidentaux (IIè et Ier siècles avant notre ère). Les conditions de la vie politique, intellectuelle et morale ont changé. A l'époque de Tchouang-tseu, les cours princières étaient le lieu d'intrigues politiques, mais aussi de débats d'idées. Des hommes qui défendaient une cause pouvaient s'y faire entendre, y trouver refuge quand ils étaient persécutés ailleurs. Des vues antagonistes s'affrontaient, la nouveauté était appréciée. Tout cela change sous l'empire. Le pouvoir se trouve concentré dans la personne de l'empereur, qui est désormais le centre de toutes choses. Les luttes politiques se déroulent maintenant autour de ce pôle unique. Pour ses proches et les membres de son gouvernement, la critique est un acte périlleux. Pour les autres, elle est frappée d'un tabou absolu.
Quant à la posture morale de Lié-tseu, elle est fâcheuse parce qu'elle crée inévitablement une situation fausse : elle attire les esprits médiocres, qui aspirent toujours à se regrouper sous une autorité, mais qu'il est vain de vouloir aider en quoi que ce soit. Pour ne pas donner prise, le vrai sage adopte une posture intérieure qui le rend invisible aux yeux du commun.
Au seuil de ce livre, le lecteur me demandera peut-être de lui dire quelle sorte de philosophe est Tchouang-Tseu. Je ne peux pas répondre parce que je ne puis le classer dans aucune catégorie connue. Il faut que le lecteur voie et juge par lui-même.
N'as-tu pas entendu parler du jeune homme de Cheau-ling qui avait tenté d'imiter la démarche des belles de Han-tan et qui, non seulement avait essayé en vain, mais à la fin ne savait même plus marcher ? Il dut rentrer chez lui à quatre pattes. Va-t'en, sinon tu vas oublier tout ce que tu sais et perdre ton gagne-pain !
Chronique "Un livre, un jour" sur Radio Zinzine le 29 janvier 2022 autour des deux nouveaux ouvrages de Jean François: Héraclite, le sujet et le Court Traité du langage et des choses