ESQUISSES POUR UN AUTRE MONDE SOUHAITABLE.
Comment résumer, sans en trahir le créateur, sans risque d'en rajouter mais sans résumer tant que l'on pourrait à force passer à côté de l'essentiel de ce que
Jean-François Billeter tâche de faire passer à son lecteur dan ces si enrichissantes "
Esquisses" ? L'enjeu est bien plus important qu'il y parait car la pensée de Billeter, bien loin d'être frivole ou simplement plaisante à l'esprit, pose rien moins que la volonté de voir l'humanité se sortir du guêpier - doublé, selon l'auteur, mais nous ne sommes pas loin de penser identiquement, d'une voie sans issue autre que strictement mortifère - dans laquelle elle est s'est fourrée depuis un peu plus de deux cents ans, pour aller vite, depuis la fameuse révolution industrielle. Que l'auteur estime d'ailleurs bien plus sociale que strictement techno
logique, les rapports de force et la mise en fonction mathématiques aussi pratique que vide de sens de l'usage des dépossédés par les possédants étant la première et principale des conséquences de ce changement de paradigme inauguré vers l'extrême fin du 18ème siècle britannique et qui a essaimé partout en Europe d'abord, dans le monde depuis.
Ce formalisme des "
Esquisses", qui ne sera pas sans rappeler, aussi peu incidemment que possible, les
Pensées de
Blaise Pascal par la proximité du format - philosophe auquel
Billeter se réfère par ailleurs à de nombreuses reprises - l'incite à concentrer sa pensée, à la rendre aussi claire et pure que possible, sans se retrouver écartelé par l'incroyable des thématiques qu'elles contiennent, auxquelles un ouvrage en deux volumes de cinq cent pages ne suffirait pas !
Billeter souhaite ramasser ses réflexions, en donner les idées forces, ne pas se laisser trahir par ce langage qu'il connait si bien, en tant que professionnel si l'on peut dire, par sa connaissance intime de plusieurs d'entre eux, que ce soit le français, l'allemand, le latin ou le chinois, qui fit sa réputation internationale du temps où il fut universitaire genevois.
En bon penseur qui sait que ses réflexions ne surgissent pas que de ses observations, de ses interrogations, de ses éventuelles certitudes (conquises de haute lutte sur le terrain de l'existence),
Jean-François Billeter se situe de lui-même dans une certaine lignée intellectuelle. Nous avons déjà évoqué
Blaise Pascal quant à la forme et certaines réflexions sur l'homme ; un autre grand penseur du XVIIème siècle, néerlandais celui-ci, mais s'exprimant cependant surtout en latin, sert bien souvent de point de départ réflexif au sinologue suisse : c'est
Spinoza, tant annonciateur du grand mouvement dit des Lumières. Nombreux autres intellectuels et philosophe seront convoqués dans ces quelques cent pages lumineuses, incroyables de lucidité, denses, complexes, essentielles. Parmi ceux-là :
Descartes,
Sébastien Roch Nicolas de Chamfort,
Emmanuel Kant, Mme de Staël,
Lichtenberg (auquel l'auteur a consacré une éclairante monographie), Machiavel, Wittgenstein et quelques autres mais sans excès, le propos n'étant pas de reconstruire une histoire de la philosophie moderne, mais de tenter d'apporter des solutions, des directions, des réponses pour aujourd'hui.
Nombreux sont les constats réalisés ici par l'auteur : l'impasse de notre actuelle civilisation - impasse qui comprend le risque accru de la destruction même de notre planète -, les grâces et les dangers du langage, le capitalisme, son fonctionnalisme, ses tumeurs de type totalitaire, ce que liberté devrait VRAIMENT signifier, l'Europe, ce que devrait être son possible rôle fondamental, l'universalisme, le retour plus que jamais urgent à ce qui fondait la philosophie des Lumières - avant qu'elles fut dévoyée et réduite au "raisonnable" d'une part et au "rationnel" de l'autre lesquels ne sont que de faux substituts, trompeurs, à la "raison" - qui se situent entre le «ose savoir» d'
Emmanuel Kant et cette définition plus subtile de
Lichtenberg : «Les Lumières consistent à avoir, dans tous les états de la société, des notions justes de nos besoins essentiels.» En des temps de superficialité exacerbée et de tout possible, n'importe où et à n'importe quel moment, mais sans forcément avoir le moindre pourquoi en réserve, voilà qui détone profondément, et nous rapproche étonnamment d'une pensée très éco
logique, si l'on s'en tient à l'étymologie.
Ces
Esquisses, publiées une première fois en janvier 2016 chez les très précieuses et intelligentes éditions Allia, a connu depuis deux rééditions. La plus récentes refondant l'ensemble, sans en déformer le propos mais le rendant sans doute encore plus vif, insérant des intitulés à ces suites d'
esquisses, les chapitrant en deux grands sous-ensembles, les réorganisant selon une
logique plus fine. Remaniant, ici ou là, des textes qui disconvenaient à leur créateur.
En revanche, la première édition proposait, en son ultime cinquantième esquisse, une sorte d'excellent état des lieux de la pensée développée dans l'ouvrage qui la précédait, accompagnée de l'espoir, infime sans doute, que ces réflexions trouveraient ici ou là motifs à action et à bouleversement d'
Un paradigme (autre titre, essentiel, de l'oeuvre de
Jean-François Billeter) contemporain qui nous emmènerait, inexorablement, vers le pire, du moins pour l'humanité, notre belle planète en ayant vu bien d'autres avant nous, nul doute qu'elle saura s'en remettre, dut-elle y passer quelques centaines de millénaires. Voici, en conclusion, cette Esquisse 50 telle qu'elle était alors. Que dire, sinon que cet ouvrage est fulgurant, profond, terrible et vital dans un même temps. Qu'il peut se lire d'une seule traite et se relire dans toute la lenteur de ce qu'il prône par ailleurs : l'arrêt (une notion assez proche, il nous a semblé, de l'otium des latins mais pas si éloigné non plus de la méthode de pensée chinoise classique,
Tchouang-Tseu en tête, ce qui n'étonnera pas le lecteur habituel de l'oeuvre de J-F Billeter). Prendre son temps. Laisser la pensée vagabonder avant que de la contraindre. Tout ce que nous parvenons de moins en moins à réaliser, sans doute...
Or donc, en guise de conclusion à cette chronique, qui mieux que
Billeter pour résumer la pensée de Billeter, n'est-ce pas ?
Esquisse 50 de la première édition : «J'ai essayé de montrer de quel ordre est la crise dans laquelle nous sommes. J'ai cru pouvoir montrer que sa cause lointaine est dans l'invention du langage. Je crois avoir montré qu'aujourd'hui elle est sa cause première en chacun de nous du fait que nous sommes des êtres de langage. Mais parce que le langage nous donne le pouvoir de dire, nous avons en nous la cause du mal et son remède.
Tu as peut-être été dérouté, cher lecteur, de me voir embrasser dans ces quelques
esquisses la tourmente qui risque de nous emporter et l'étude rigoureuse du sujet humain. Je l'ai fait pour tenter de tenir sous un même regard notre situation dramatique et ce que nous sommes, en plaçant au centre le sujet que chacun constitue pour lui-même et qui est le lieu où il peut agir, ou laisser naître l'action.
Je considère que la clé est dans la connaissance philosophique du sujet, c'est à dire dans la connaissance que tout sujet peut acquérir de sa propre activité, par son observation et son perfectionnement. Je considère qu'il est permis de concevoir une civilisation fondée sur une pédagogie qui, dès les premiers pas et dans toutes ses étapes, aurait pour fin cette civilisation même et pour contenu cette connaissance du sujet par lui-même.
Ces idées ont-elles la moindre chance d'avoir un effet ? J'en doute, mais je ne désespère pas tout à fait, et c'est pourquoi je prend la peine de les publier. Si elles n'en ont pas, les quelques personnes qui auront pensé comme moi connaîtront au moins la satisfaction d'avoir compris ou d'avoir cru comprendre, avant la fin, par où l'aventure humaine a échoué.
Addenda : le travail de la pensée est solitaire, mais les idées auxquelles il mène doivent ensuite se communiquer. Elles ont peu de valeur si elles restent le bien d'un seul. L'esquisse m'a semblé une forme propice à ce passage nécessaire, par sa brièveté et son inachèvement.»