Ah qu' est ce qu'ils s'aiment ces deux là ! s'aiment à perdre la raison ?
Sonia et Pierrot vivent dans un petit village d'Alsace et leurs vies ne sont rythmées que par leurs retrouvailles à Guebwiller dans la chambre de Pierrot pour s'aimer et s'aimer encore.
C'est Sonia qui va avoir envie de partir, quitter cette Alsace froide, obscure et brumeuse pour qu'ils aillent s'aimer au soleil, à la lumière, à la chaleur. Et les voilà partis sans argent, ou presque, sans plan bien défini. Ils iront à Marseille, prendront un bateau pour traverser la Méditerrannée, feront confiance au premier venu qui les éblouira par sa magnificence, et iront s'établir, s'enterrer tout vivant (?) dans un petit village du rif marocain.
C'est Pierrot qui raconte son histoire ; cela fait plusieurs années qu'il vit là, dans ce village aux portes du domaine d'un seigneur qui lui a ravi son aimée.
« Non, je ne suis pas fou ; simplement amoureux » clame-t-il dès la première phrase du livre.
Amoureux comme
Aragon ? « Aimer à perdre la raison...à n'avoir que toi d'horizon ...» Pierrot n'a que Sonia d'horizon. Son unique objectif dans sa vie est de la revoir encore une fois, juste une fois cette Sonia qui a rejoint de son plein gré le seigneur Moussa derrière les murs de son palais et qui n'en est jamais ressortie. Et comme un preux chevalier il part à l'assaut de ce mur et y revient, revient encore ; les gardes le battent, lui crève un oeil mais qu'importe il revient. Si pour la voir et que Moussa accepte de le faire entrer il faut être ennuque, il se fera ennuque.
Conte d'une folie, d'une tragédie en devenir, à moins que Pierrot n'ai toujours porté en lui sa tragédie...
Le lecteur suivra Pierrot dans ses rêves, phantasmes et démesures.
Tous les deux, Sonia et Pierrot sont venus se faire pièger dans ce Maroc profond, dans ce village dont les champs de cannabis font la richesse du seigneur Moussa. Village mystèrieux et mortifère : même des moutons meurent d'overdose d'avoir brouter trop de cannabis. Et puis au printemps ce pollen qui retient à jamais celui qui n'est pas capable de fuir.
Des le début de leur histoire, ni Sonia ni Pierrot n'avait le recul suffisant pour prendre conscience de la réalité. Ils vivent dans un monde qu'ils ont construit de toutes pièces. Les perspectives sont flouées. Et quand Pierrot perd un de ses yeux il se retrouve encore plus enfermé, isolé, vivant de la maigre obole que lui envoie sa mère, du pollen de cannabis dans la tête et la fumée de ses joints pour nourriture.
L'ambiance de ce roman oscille entre contemporanité et relents de l'époque médiévale : le seigneur Moussa, trafiquant de cannabis, est un véritable ogre, un Gilles de Rais qui « résolte » pour ses plaisirs toute chair fraîche à sa portée, et ses « serfs » se réfugient dans ce village, où ils recréent une société chaleureuse, même si chacun d'eux a subit ce genre d'épreuve qui démolit n'importe quel être humain. Une ambiance d'étrange intemporalité.
Mahi Binebine à travers cette histoire nous décrit un Maroc à deux vitesses et s'intèresse à ceux qui vivent à la marge, douloureusement, avec leurs cortèges de malheurs, de morts chéris et de souffrance. Mais ces hommes sont d'autant respectacles qu'ils sont courageux et fiers et humains à l'inverse d'une classe de nantis capables de toutes les soumissions, tous les complots les plus vils pour assouvir leur soif de pouvoir.
C'est par sa peinture que je suis arrivé à lire les romans de
Mahi Binebine : peinture aux couleurs vives, lumineuses où évoluent des formes humaines suggérées d'un simple trait, des masques, coincés dans un espace qui les morcelle.
Son écriture est simple et directe pour tout à coup emporter le lecteur comme dans une trombe ascendante d'exaltation, pour revenir à une réalité cruelle dans la phrase suivante. Dans «
Les étoiles de Sidi Moumen » j'ai senti la puanteur de la dechèterie de ce camp-cité isolé du monde mais aussi l'explosion de vitalité de ces gamins rêvant de devenir la meilleure équipe de foot avec toutes leurs brutalités et leurs joies. Dans « Pollen », c'est le contraste entre l'aridité et la beauté de ce Maroc profond, et le courage de ces hommes malgré tout capables de récréer un lieu de vie, avec beaucoup d'amitié et d'humour ravageur et très noir. Comment ne pas avoir envie de s'assoir au Café Atlas, près d'un thé à la menthe simplement assis sur un tapis dans une grotte surplombant une vallée, écoutant les plaisanteries des compagnons de Pierrot ?
Deux romans qui ne laissent pas indifférents, dont l'écriture marque, ne se laisse pas oublier.
Même si je ne suis pas experte en littérature, je peux affirmer que Monsieur Binebine est un grand romancier qui constuit son oeuvre.