Première rencontre avec
Neil Bissoondath, écrivain canadien né à Trinidad de parents immigrés indiens, neveu du prix Nobel de littérature
V.S. Naipaul.
Douce ironie de commencer par ces informations, pour cet écrivain qui s'est d'abord fait connaitre dans son froid pays d'adoption pour ses positions à l'encontre du « multi-culturalisme » typiquement anglo-saxon, définissant avant tout l'individu par ses origines, y glissant le débat nature-culture vers ce paradoxe de l'anti-racisme racialiste qui nous occupe aujourd'hui avec les wokes.
Son premier livre datant de 1995, «
Le marché aux illusions », il l'a surtout écrit en pensant à sa fille née peu avant à Montréal, en espérant qu'elle ne soit jamais aux yeux de ses compatriotes qu'une « franco-québéco-amérindo-indo-trinidadoantillo-canadienne », mais un individu répondant au doux nom d'Élyssa.
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Ces préoccupations traverseront toute son oeuvre, que j'approche avec cette « Indéfectible Clameur de la Nuit », comme traduction littérale de ce livre écrit, comme toute son oeuvre, en anglais, avec cet exemplaire qu'il a dédicacé à un certain Alain, un été 2009 sur l'Ile de Ré… lui laissant même son adresse mail, sans doute pour recevoir humblement son avis, lui qui répète qu'en tant qu'écrivain, il est parfois difficile de percevoir si son travail est apprécié…
N'ayant d'ailleurs plus rien publié depuis 2010, sa récente distinction à l'Ordre du Canada le remettra peut-être à l'ouvrage, la société occidentale ayant plus que jamais besoin de ce genre de voix.
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Ce roman se déroule sur une île qui évoque sans le préciser le Sri-Lanka, au prise avec une longue guerre civile ethnique, où se superpose une évidente opposition de classe riche citadin / pauvre ruraux ; un dispositif qui simplifie volontairement à l'extrême la situation ultra-compliquée des Cinghalais face aux Tamouls, et dispense l'auteur d'en faire un brûlant roman historico-politique.
Il permet avant tout de se concentrer sur l'histoire d'un jeune homme, Arun, quittant son milieu privilégié envers et contre tous pour enseigner dans une région pauvre et séparatiste, peuplée de gens qualifiés « pudiquement » par le pouvoir de « 2 % ». On y suit ses péripéties dans son « intégration » comme éternel aller-retour entre volonté et rejet, nature et culture…
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La focale reste celle de l'intime, dans l'écriture comme dans le récit, comme si cette histoire n'avait au fond rien à nous enseigner, rien à ériger au rang d'universel, tout en persistant dans l'expression d'une profonde humanité.
Bissoondath explique dans la presse qu'il écrit ce genre d'histoire en restant avec nous « spectateurs », témoins de cet épisode qui s'écrit sans trame préalable. Ce procédé fonctionne admirablement quant à ménager ses surprises, donnant à certaines scènes un profond caractère réaliste, grâce à son rendu très « visuel ». Il peine par contre lorsqu'il s'agît de brosser certains personnages utiles à la symbolique de l'oeuvre, tous ceux évoqués hors du présent semblant « mal câblés », tel ce trouble professeur, nationaliste et rebelle, Mahadeo, figure qui aurait pu être centrale, si seulement l'auteur lui avait apporté plus de soin, l'intégrant alors dans l'action directe de l'intrigue.
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Après la lecture, on hésitera longtemps sur ce qu'on en a retirée, en sa « morale » ou bien dans son absence.
La langue y oscille entre ombre et lumière, comme ses personnages, nous laissant ébahi face à cette manière de nous conter une histoire, avec ce sentiment qu'il y a trop ou pas assez d'épices… ou devrait-on parler de matière grasse ?
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Une rencontre qui reste malgré tout réussie, et que l'on prolongera par «
Tous ces mondes en elle », et ses «
Cartes postales de l'enfer », et de profonds encouragements envers une écriture qui n'a pas peur de l'audace.