Un roman bien mal nommé, car pour une débutante l'autrice fait montre d'une puissance et d'un savoir-faire impressionnants. J'ai adoré ! (A part peut-être le tout début - l'arrivée de Nelson, archéologue sud-africain, à la grotte périgourdine des Combarelles - et la toute fin, un peu trop rapide à mon avis : « L'histoire commence bien avant ta naissance, Magda », dit sa mère – cela sonne un peu tarte… p.543). Mais pour le reste, le roman navigue superbement entre les continents, entre les époques, de l'Afrique du Sud à la Pologne, du paléolithique à la Shoah. Toute l'histoire du monde fouette les personnages, et tous les personnages reflètent l'histoire du monde… Il y avait place pour 3 ou 4 romans dans ce livre, et pourtant tout tient debout. C'est très fort. La nouvelle
Nancy Huston, celle de "
Lignes de faille", est née !
Il y a les horreurs tout d'abord. La main coupée du disparu, déposée sur le seuil de sa maison familiale, à Soweto (p.50). Les soins apportés à Marcus le rebelle, victime des émeutes urbaines de Brixton (164). Toute la dernière partie raconte la jeunesse de Magda l'indépendante polonaise, qui contre de l'argent n'hésite pas à se balader nue chez un vieil original. Fan du groupe de hard rock Defekt Muzgo, son enfance a été bouleversée par les grands branle-bas des territoires et des migrations : sa famille, des ouvriers polonais installés en France, étaient repartis en Pologne en 1947 pour peupler les zones prises à l'Allemagne, et découvriront que l'appartement qui leur est accordé, à Walbrzych, conserve encore « des restes de pommes de terre dans les assiettes » tant ses occupants précédents en ont été chassés brutalement (385). Il y a le désenchantement de l'Afrique du Sud post-apartheid quand les auditions de la Commission Vérité et Réconciliation révèlent les complexités de l'histoire : « Chaque témoin, chaque récit, chaque douleur finissait par égratigner une histoire qu'on aurait rêvé plus belle, par fragiliser la grande fresque épique de la libération qu'on aurait voulu pouvoir se raconter sans arrière-pensée » (356). le père de Nelson lui-même ne va-t-il se révéler avoir été un traître ? Surtout, il y a cette déflagration, cette troisième partie, au milieu du roman, qui ravage le lecteur.
Celle qui apparaissait comme l'héroïne est assassinée en Dordogne, et on l'apprend comme en passant, au fil des paragraphes, et c'est encore plus horrible (279).
Catherine Blondeau est cruelle avec ses lecteurs comme avec ses personnages. Parfois même elle lâche la bonde, et les histoires saignent alors en des flots rouges de poèmes en prose (399).
Il y a
l'amour ensuite.
L'amour gay, qui lie Peter, le traducteur intello (de
Marguerite Duras, p.134 !) mélomane (154), et Marcus le DJ que le sida
n'épargnera pas . Leur dernière nuit avant leur séparation : « Il n'y eut ni colère ni amertume. Il y eut deux âmes qui se regardèrent et se reconnurent une dernière fois avant de se séparer pour toujours » (173). L'autre amour à peine plus classique, entre Nelson l'archéologue sud-africain et
Magda la restauratrice polonaise : destins ravagés de personnes et de pays, qui cherchent d'imparfaits pansements dans la passion.
Il y a l'humour aussi. Quand le jeune Nelson retrouve l'université de Wits, il est séduit par les belles et jeunes Afrikaners. « Et pendant que partout dans le pays se mettaient en place les instances de la Truth and Reconciliation Commission, Nelson, dans sa petite chambre de Yeoville, découvrait les plaisirs de l'amnistie par rapprochement des épidermes et confusion des sens » (217). Et ce policier chargé de l'enquête en Dordogne, qui « disait souvent qu'il était un homme modeste et que le jardinage convenait à son tempérament. On ne gagne pas toujours contre les limaces, ça vous remet un homme à sa place, aimait-il à répéter en prenant un air sérieux de philosophe » (321).
Mine de rien, il y aussi l'histoire, la science. Catherine arrive à faire passer avec légèreté « des idées », comme on dit, sur les Néanderthaliens, sur l'Afrique du sud raciste, sur la Pologne communiste. Ainsi de cette réinterprétation postcoloniale d'une fameuse scène rupestre de vol de bétail d'Afrique du Sud (p.250) – dans la réalité, c'est F.X. Fauvelle, professeur au
Collège de France, qui a publié sur ce sujet.
Et, pour finir, même si le mot peut être tourné en dérision, il y a aussi un grand humanisme. Lisez l'installation de Peter, dans une maisonnette de Dordogne sans chauffage, où l'hiver il « laissait son haleine dialoguer avec les fleurs de givre » (232). Traverse dans le livre un désespoir de l'être humain, ballotté par les à-coups de l'Histoire ou simplement dévoré par le molosse d'un connard raciste.