« Le souvenir que j'en garde est celui d'une voix. Mathieu disait la chanson de sa vie, en retrait, dans la pénombre d'un recoin de la pièce principale de la maison, près du poêle, dans sa berçante. Il disait, récitait, racontait, tel un bruit de fond auquel personne ne prêtait vraiment attention mais que chacun entendait en sachant de quoi il s'agissait, la musique sourde et profonde d'une voix qui voyage (…) Mathieu parlait, parlait, parlait, au petit pas du marmonnage, au son réglé de l'incantation, à la manière d'une interminable prière, au souffle d'un très long poème. »
C'est ainsi que l'ethnologue Serge Bouchard récolte au début des années 1970 la parole du vieux chasseur innu
Mathieu Mestokosho. Né vers 1885, il appartient à la dernière génération d'Innus ayant vécu selon le mode de vie traditionnel de ce peuple du Grand Labrador, au Nord-Est du Québec.
Les quatre premiers récits sont au plus près du quotidien des Innus, racontant la rude vie au coeur de la taïga : parties de chasse ( caribou, loutre, martre, porc-épic, castor ) et déplacements avec portage au fil des saisons. Ces récits très factuels, répétitifs, sans filtre occidental sans aucun gras romanesque ( aucune péripétie autres que celles imposées par les forces de la nature boréale, aucun événement familial réellement décrit, peu d'émotions mises en avant ) peuvent dérouter le lecteur mais c'est au final leur immense authenticité que l'on reçoit.
Les trois derniers récits quittent le pur factuel pour glisser vers le réflexif, formant un testament moral destiné aux jeunes générations qui n'ont connu que la vie sédentaire en réserve. A eux, le vieil homme rappelle l'art d'être innu : solidarité entre membres, respect des anciens et de la nature, travail et endurance. J'ai été frappée par la puissance collective qui ressort de ces récits. La force individuelle est au service de la communauté. Un Innu n'est jamais seul. Les surplus de chasse sont ainsi mis sur des tréteaux ou dans des chaudrons accrochés aux arbres pour permettre à ceux moins chanceux qui passeraient par là de survivre.
Ce qu'il m'a toutefois un peu manqué, c'est l'évocation directe de la spiritualité innue. Lorsqu'il y en a, toute la description du quotidien s'éclaire, notamment toute la question du rapport à la nature. Par exemple,
Mathieu Mestokosho raconte que le respect avec lequel sont traités les foetus de caribou trouvés dans le ventre des femelles gestantes. Ou la légende des quatre chasseurs de caribous négligents auxquels Papakassik, l'esprit-caribou vient rappeler leur obligation en parlant à travers la bouche du chaman. La chasse n'est pas une conquête sur le monde animal mais une nécessité, la vie dépendant de l'étroite relation des hommes et femmes à la terre, aux animaux, aux végétaux, à l'univers. Ne pas tuer pour rien est un impératif, gaspiller une ressource une faute pouvant déclencher la colère de la nature.
En fait, les récits de
Mathieu Mestokosho ne s'adressent pas au lecteur occidental ou plutôt s'il le fait, c'est pour combattre les clichés dépréciatifs véhiculés par les premiers observateurs blancs : misère, disette lié au nomadisme. On sent à quel point le vieux chasseur aime Nitassinan ( territoire ancestral en innu-aimun ), son monde perdu investi par son peuple avec créativité et adaptabilité.
Une nostalgie feutrée finit par sourdre derrière la pudeur digne du vieil homme. Les toutes dernières phrases évoquant la beauté des lueurs crées dans les tentes par le feu de roche ( désormais remplacé par un poêle dans une maison en dur ) sont très touchantes.