J'ai reçu ce livre dans le cadre d'une Masse Critique Privilégiée ; je remercie donc Babelio ainsi que les Éditions Belfond pour ce très joli "cadeau", car c'en est un, ne serait-ce que pour la qualité de cet ouvrage broché et de sa couverture qui, à elle seule, nous prend d'emblée par la main pour nous entraîner dans cette mégapole de trente millions d'âmes qu'est Tokyo.
D'entrée il me faut évoquer la quatrième de couverture qui nous fait, c'est sa raison d'être, un résumé en guise d'invite de -
Tokyo, la nuit - de
Nick Bradley, un gaijin anglais converti à la culture japonaise et dont ledit résumé mentionne une "atmosphère follement murakamienne"... j'insiste sur l'adverbe.
Quel besoin d'étiqueter un nouvel auteur, de le ranger, de le caser dans un tiroir littéraire plutôt que de lui laisser son authenticité, son originalité, sa patte (surtout lorsqu'on parle de chat... je sais, c'est facile)... bref, ce qu'il est par ce qu'il crée !
Est-ce parce qu'un jeune écrivain va avoir pour personnage un enfant qui a peur de se coucher le soir tandis que ses parents veillent au jardin, que ledit gamin va s'amouracher au retour des vacances d'une petite peste avec laquelle il partagera une tranche de cake à l'heure du goûter et que le parfum du gâteau lui rappellera des souvenirs, qu'on peut affirmer que le lecteur est pris dans une atmosphère follement proustienne ?
Pour ma part, je ne le pense pas et estampiller Bradley "murakamien" me semble erroné et racoleur... ce n'est pas politiquement correct, mais tant pis... c'est dit !
Lire ce roman choral, c'est avoir quelques clés qui vous permettent de vous introduire dans des lieux insolites, des situations hétéroclites, approcher des personnages quelquefois déroutants.
La première de ces clés... c'est la couverture.
Observez-la attentivement... puis entrez.
Là se trouve la deuxième clé, un poème de Hagiwara Sakutaro intitulé - le chat bleu -... lisez-le, relisez-le... il vous offre un trousseau ; à vous de savoir l'utiliser.
Naomie, une jeune femme mystérieuse entre dans un studio de tatouage tenu par Kentaro, un tatoueur formé à l'art du tatouage "à l'ancienne", dont la clientèle est exclusivement constituée de yakuzas ( mafieux japonais ).
Elle convainc un Kentaro réticent de lui tatouer la ville de Tokyo sur le corps... toute la ville de Tokyo dans ses moindres détails.
Un travail titanesque que le tatoueur finit par accepter d'exécuter.
Deux ans de travail qui finissent par épuiser Kentaro qui, pour se "divertir", introduit, à l'insu(?) de sa cliente... un chat tricolore aux yeux verts... à l'intérieur desquels on voit...
Qu'y voit-on ?
Ce que l'auteur, habilement, vous invite à suivre en le lisant.
Tokyo bien évidemment, et des Tokyoïtes de souche ou d'adoption.
Parmi eux des immigrés économiques... travailleurs pour l'essentiel... Vietnamiens, coréens, chinois, philippins etc... que l'on retrouve dans l'alimentaire ou le bâtiment... des femmes, étudiantes, enseignantes ou hôtesses de bar, strip-teaseuses, prostituées... des hommes ayant fui un divorce, une famille restée en Europe ou aux USA... des salarymen ou des businessmen.
Parmi eux, Ichiro une ex-vedette que l'alcool a clochardisé, Flo une traductrice qui s'échine à traduire en anglais un grand nouvelliste de SF...Nishi Furuni.
Mari et George, un couple que tout sépare mais qui inexplicablement ne se défait pas.
Taro un chauffeur de taxi qui a récemment perdu sa femme, et qui travaille jusqu'à pas d'heure pour échapper à sa maison vide et pour ses deux filles, dont l'une vit aux États-Unis.
Un soudeur psychopathe qui travaille à la chaîne et est totalement obsédé par les fourmis.
Ishikawa un détective privé qui fait le bien pour laver une conscience salie par...
Nao et Ken, deux êtres qui ont subi le rejet, le harcèlement, et qui vont...
Tous ces personnages et d'autres encore sont liés, d'un point de vue narratif par le chat aux yeux verts et par Naomie la jeune fille tatouée qui ne sont qu'un ou deux ? Par Tokyo... et par des liens plus subtils encore.
Plus qu'un roman conçu comme un recueil de nouvelles (je l'ai lu dans quelques chroniques), je dirais que c'est un roman choral avec une mise en abyme.
Par ailleurs, une des originalités de cet ouvrage, c'est que c'est un livre de collage, d'assemblage.
On y trouve des calligraphies japonaises, des lettres, une BD ou manga, des photos, des mails etc...
Qu'y a-t-il donc de murakamien dans tout ça ?
Tokyo ? L'omniprésence de la nourriture, des bars, de la musique, des chats ?
Sumimasen... mais ça ne suffit pas.
Il suffit de lire -
Tokyo vice - de
Jake Adelstein, que j'ai présenté il n'y a pas longtemps pour retrouver tous ces "ingrédients"... ou - Konbini, la fille de la supérette - de
Sayaka Murata ou encore -
Et si les chats disparaissaient du monde - de
Genki Kawamura...
En dehors d'une pincée de fantastique, nous sommes loin de Murakami et de ses deux lunes, de ses "little people" dans sa trilogie - 1Q84 -, et de tous ses autres romans (dont j'ai lu plus d'une quinzaine) dans lesquels il se plait à redimensionner le réel, utilise des jeux de miroirs avec ou sans tain pour nous emmener dans des univers comme celui de - L'étrange bibliothèque -... lisez-le et vous m'en direz des nouvelles (mauvais jeu de mots !).
Non,
Nick Bradley introduit un peu de fantastique dans le réel, mais il ne touche pas à ce dernier.
Un chauffeur de taxi qui a un grave accident de voiture se retrouve avec une jambe amputée... et sa prothèse ne l'entraîne pas dans une autre dimension.
L'alcoolique clochardisé traîne une vie de gueux... jusqu'au bout.
Peut-être le chat cloné qui dialogue télépathiquement est ce qui serait supposé se rapprocher de Murakami ?
De la SF, oui... mais pas plus.
De plus, lorsqu'un personnage de
Nick Bradley ouvre une porte pour passer du salon à la salle de bains, il se retrouve dans la salle bains... pas dans un temple ou un univers à trois lunes.
Dans ce méga corps qu'est Tokyo se débattent des vies sur fond de JO 2020... on nettoie ce grand corps malade ( on rafle sans abri et animaux errants ), on démolit des vieux quartiers abandonnés, on rénove, on agrandit, on se prépare à la grande fête des sports et des sponsors.
Pendant ce temps, 30 millions d'êtres sont confrontés en permanence à l'absurde chagrin de vivre sans comprendre.
J'ai pris plaisir à lire ce roman créatif, inspiré, bien écrit, riche et empli de petites trouvailles : un livre plus que recommandable.