Trempez-les dans l'eau, trempez-les dans le chlore, ça fera des hommes et femmes nouveaux...
Alessandro Capponi, dans son recueil très original de onze nouvelles, intitulé "
Les Effets invisibles de la Nage", utilise une recette fabuleuse proche de celle de la comptine, pour faire évoluer ses personnages qui tous, à un moment ou un autre de leur existence, adultes ou enfants, hommes ou femmes, se sont immergés dans la même piscine d'un quartier de Rome. Mais le chlore a remplacé l'huile et « d'aucuns disent que le chlore joue un rôle dans ce tour de magie. » page 14. L'un des personnages, devenu adulte, en se remémorant les cours de natation de son enfance, insiste sur l'aspect merveilleux de l'eau de la piscine : « ma mère disait que l'on peut utiliser le chlore de mille et une façons, parfois pour faire des choses magiques et mystérieuses comme par exemple insuffler du courage aux plus petits ; selon ma mère, il suffisait d'immerger un enfant à quelques reprises dans une potion d'eau et de chlore pour le transformer en géant. (...) Elle me disait que le chlore réserve un sortilège à ceux qui n'ont pas de coeur, il les transforme en animal lâche, tout petits, destinés à vivre dans l'ombre, à se cacher, à mentir. » pages 55 et 56.
Certains héros de ces nouvelles sont affublés d'un surnom animal et ce bestiaire hétéroclite - morse, héron, limace, chatte, tortue sans carapace, rat, krill - prend corps au fil des pages. Les surnoms, le plus souvent donnés par les maîtres-nageurs, reflètent leur personnalité, qu'il se reconnaissent ou non dans ce miroir pas toujours flatteur tendu à un moment de leur vie où ils ont besoin de se voir, de se mouvoir, de s'émouvoir, de savoir qui ils sont.
Sauf que... s'il s'agit bien de métamorphoses, les personnages sont humains et restent humains et personne ne leur jette de sort. Mais ils se jettent à l'eau, sans doute parce qu'ils sont en quête d'eux-mêmes, parfois sans en avoir conscience encore et, dès lors, ils sont susceptibles de découvrir leur vraie nature grâce aux « effets invisibles de la nage ». « Chaque homme qui y nage (dans la piscine), qu'il y aille tous les jours ou qu'il n'y aille plus depuis des lustres, se transforme en un autre animal. (…) Ceux qui se déshabillent et se baignent acceptent la roulette de la transformation. » page 14. L'auteur nous prévient donc, dès la première nouvelle et même s'il prétend que c'est une légende inventée par les maîtres-nageurs, il annonce surtout ce qui attend ses personnages. Car c'est bien ça que leur permet la natation : traverser la surface, plonger au-delà des apparences et des faux-semblants et gagner en profondeur. Certains laissent remonter leurs souvenirs enfouis, leur jeunesse enfuie, d'autres partent à la recherche de leur origine, certains gagnent leur liberté et se délestent de leurs attaches, d'autres encore ouvrent leur horizon et découvrent leurs aspirations et leurs désirs. Ils dissolvent leurs peurs, lavent leurs chagrins, soldent leur passé, solutionnent leurs problèmes... L'eau de la piscine agit comme un bain révélateur et tend aux nageurs une photographie de leur for intérieur. « Moi, la première fois que je suis allé à la piscine, j'étais persuadé que l'eau savait tout, qu'on ne pouvait pas lui mentir et nager en reculant me semblait une condamnation, un fait établi de ma vie, en somme, merci de m'avoir remis les pieds en place. » explique le krill page 62.
C'est ce moment de la métamorphose que capture l'auteur dans le filet des métaphores qui tissent les textes et les teintent d'étrangeté familière. Car si la magie fonctionne dans ce recueil de nouvelles c'est grâce au style poétique de l'auteur, traduit avec sensibilité et subtilité, intuition et intelligence de l'italien au français. On se laisse embarquer et on accepte, emporté par le flux des images fortes et évocatrices, que les personnages nagent dans l'air avec la même fluidité que dans l'eau, que les rues inondées deviennent des artères sanguines, que l'ombre qui suit une nageuse se soit trompée de corps...
C'est une belle idée que la piscine comme lieu romanesque puisqu'on y croise toutes sortes de gens, inconnus, et que tous, malgré leurs différences, accomplissent les mêmes gestes pour passer de l'extérieur à l'intérieur, de la verticale à l'horizontale, de l'élément air à l'élément eau. Un des personnages dit que c'est « sa mamie Olga qui l'avait initié à la piscine », page 75 : l'idée de rituel, sous-entendue par l'auteur, est particulièrement juste. Dans une piscine, on se déshabille, on se met à nu, on s'expose aux regards des autres, on sort de sa coquille en quelque sorte, et cette vulnérabilité est propice au changement. Si la piscine est un lieu de rencontre, c'est essentiellement le lieu de rencontre des personnages avec eux-mêmes. Dans l'eau, « et les nageurs répètent souvent que l'eau est vivante » page 14, on bouge différemment, on perd ses repères et alors les pensées se mettent en branle de toute autre façon que sur terre. « Barbara savait bien que dans l'eau, tout peut arriver, même pleurer. Peut-être l'effort physique et toute la réflexion de ceux qui nagent sans courir après le temps peuvent-ils vraiment conduire à la libération, à l'abandon, aux pleurs, peut-être. » page 17. La piscine est montrée comme un lieu originel, la natation devient une métaphore de la vie, un symbole de renaissance. Notons que si tous les personnages ont connu la même piscine, certains nagent ensuite dans une rivière, dans la mer ou même dans les rues !
Mais la natation est aussi, plus subtilement encore, une métaphore de l'écriture. D'ailleurs, chaque personnage a son style personnel dans l'eau, certains adoptent une nage libre quand d'autres ont besoin d'être guidés par un maître-nageur, pour améliorer l'efficacité de leurs mouvements. Les nageurs écrivent leur corps dans l'espace-temps particulier de la piscine, aller-retour aller-retour, aller-retour, à coups de battements de bras et de jambes et doivent trouver leur respiration comme l'écrivain prend son inspiration pour dévider leur histoire ligne après ligne sur l'espace-temps de la page, aussi rectangulaire qu'un bassin. Et l'on peut remarquer que la respiration des personnages et l'inspiration de l'auteur se mêlent et s'emmêlent puisque dans le flux d'une même phrase, la narration peut se transformer en dialogue comme si les personnages ne pouvaient s'empêcher de mélanger leur souffle à celui de l'auteur, comme s'ils étaient pressés de se raconter et de lever le voile sur un pan de leur histoire personnelle.
Qui dit piscine dit maîtres-nageurs et ces derniers, Germano, Emiliano, Barbara ou Laura (la réceptionniste), sont des personnages récurrents. Ils ont un lien très fort avec les histoires. Ce sont eux qui auraient créé la légende du « côté merveilleux de la piscine », évoquée par l'auteur page 14, eux aussi qui sont les gardiens ou gardiennes des histoires et secrets racontés par les nageurs.
Et les personnages, qui finissent tous par se livrer à des confidences, sont porteurs d'histoires. Certains d'entre eux ont un lieu direct avec l'écriture et la fiction et peuvent être vus comme des figures de l'écrivain. Ainsi, « Tino qui parlait avec les poissons », page105 est un enfant qui doit écrire une rédaction sur son conte préféré, ce qui le plonge en plein désarroi parce que son père ne lui a jamais lu d'histoires. Mais l'expérience qu'il va vivre dans la mer un dimanche matin avec les poissons, peut s'assimiler à un conte et sera sa source d'inspiration. L'auteur s'amuse à brouiller les contours entre fiction et réalité et il devient difficile de savoir si cette nouvelle présente une réalité devenue conte ou un conte devenue réalité, comme lorsqu'un paysage se reflète parfaitement dans l'eau.
Un autre personnage, Bartolomeo, est un adolescent, héros de la sixième nouvelle de ce recueil qui en compte onze. Cette place centrale que lui attribue l'auteur n'est sûrement pas un hasard, d'autant que cette nouvelle est la plus longue. Bartolomeo, que l'auteur appelle Meo, a perdu l'usage de la parole et ne s'exprime plus que par l'écriture, car « les mots restaient coincés dans sa bouche, retenus comme des poissons dans des filets » page 66. Il a écrit un manuel de circulation libre dans la ville de Rome intitulé Points sans contrôle pour échapper aux carabinieri qui cherchent à entraver, arrêter, censurer. Par une nuit de tempête et d'inondation, il va circuler dans les rues, (Meo en latin signifie d'ailleurs circuler, aller et venir) flotter, nager comme une tortue sans carapace, qui serait libérée « du poids qu'elle porte », trouver « les mots trempés » qui « ont le pouvoir de toucher tellement de monde » et qui étaient « au fond de la ville inondée, à une profondeur jamais atteinte » page 78, ou plus exactement en lui. Et ce sont ces mots, reconquis, qui permettront à Meo d'écrire son histoire. Grâce aux métaphores qui transforment la réalité, la circulation routière devient circulation fluviale puis circulation sanguine, le flux de l'eau se confond avec le flot de la vie et Meo est celui qui peut accorder les battements de la ville à ceux de son coeur. La pulsation créatrice est à l'oeuvre, toute de débordement de de jaillissement !
Je tiens à saluer la magnifique couverture du livre, où la piscine occupe tout l'espace et permet de confondre justement la page avec un bassin. Une invitation à vous métamorphoser en lecteur en plongeant sans tarder dans ces nouvelles rafraîchissantes qui amusent, émeuvent et incitent à la réflexion ! Vous ne vous verrez plus de la même façon après avoir goûté à l'eau chlorée d'Alessandro Capponi. Bonne baignade !