Je termine l'année 2022 en enchaînant un quatrième roman de
Jack Vance :
Les Domaines de Koryphon.
Après cinq années d'absence, la jeune Schaine Madduc retourne sur Koryphon, sa planète natale. Tandis qu'elle s'attend à retrouver les siens et le paisible domaine où elle a grandi, elle se rend compte que de vives tensions sont apparues entre les différentes ethnies que sont les Uldras, anciens colonisateurs de Koryphon et les Outkers ou Barons-terriens, derniers colonisateurs maintenant bien établis sur la planète, pour ne pas dire enracinés. Il y a aussi les terribles Erjins dont on ne sait si une intelligente les anime ou non ; et les mystérieux Morphotes tout autant redoutés que mal aimés. Nul doute que le monde de sa jeunesse a bel et bien changé.
Dans ce maelstrom civilisationnel, le moindre faux pas entraîne désormais la mort. C'est ce qui arrive à Uther Madduc, le père de Schaine. Son frère Kelse et elle décident alors de retracer les dernières heures de la vie de leur père pour comprendre ce qu'il lui est arrivé. Pour cela, ils seront aidés par Gerd Jemasze, un propriétaire terrien un brin aventurier, par Kurgech, un serviteur Uldras maîtrisant la magie et par Elvo Glissam, un rédemptionniste militant pour la fin de cette colonisation et surtout de l'hégémonie des Outkers jugée illégitime...
Alors je dois avouer que j'ai été quelque peu surpris par le quatrième de couverture qui semble promettre aux lecteurs les aventures non pas d'un héros mais d'une héroïne : Schaine. Je me suis dit : "Tiens, c'est étonnant de la part de Jack. Ça va être intéressant." Eh bien, non ; il n'en est rien. Comme quoi, j'avais des raisons de douter. Dommage.
En fait, il n'y a pas vraiment de personnage central. Nous suivons un groupe de protagonistes aux tempéraments et motivations bien distincts. Et c'est, en fin de compte, encore plus intéressant dans la mesure où nous les voyons évoluer chacun au sein de ce groupe avec les frictions et les désaccords que cela implique. C'est assez bien amené de surcroît, chaque personnage ayant ses propres convictions.
Kelse, par exemple, est le propriétaire terrien par excellence. Il juge sa position légitime et entend défendre son domaine jusqu'au bout comme le veut son rang de Outkers. Elvo Glissam, lui, est le parfait idéaliste avec toutes les contradictions qui en découlent. Il est incapable d'abattre un erjin alors que la vie du groupe est en jeu, mais est prêt, en revanche, à mener la révolte pour défendre son idéologie. Un vrai wokiste avant l'heure. Gerd Jemasze est, quand à lui, plus nuancé, plus respectueux des coutumes des tribus, tout en étant néanmoins prêt à se battre pour protéger son domaine. Seule Schaine ne sait trop quoi penser de tout ça, ayant l'air perdu la plupart du temps entre ses souvenirs d'enfance et son devoir d'héritière.
En cela, le livre pose de bonne questions, des questions qui font écho à la civilisation humaine d'aujourd'hui ainsi qu'à ses penchants pervers pour mettre l'indigéne à genoux afin d'en faire un serviteur docile, autrement dit un esclave. L'histoire de Koryphon, c'est le miroir projeté sur l'histoire de l'Afrique du Sud ou de l'Amérique du Nord.
En revanche, on pourra s'interroger sur la réponse que donne
Jack Vance - son interprétation ou son ressenti, c'est selon - qui semble légitimer le comportement des Outkers et donc, dans un certains sens, celui de ses congénères anglo-saxons en Afrique du Sud et États-Uniens en Amérique du Nord qui ont, les uns les autres, littéralement exploité et/ou décimé des peuples entiers pour établir leurs colonies...
Mais bon, on lui pardonne. Non pas parce que c'est
Jack Vance, mais parce qu'il n'était pas acteur de cette humanité colonisatrice, il n'est qu'héritier. Difficile de juger alors ; ici, seul le constat et la rédemption sont possibles.
En ce qui concerne l'histoire, il faut reconnaître qu'elle ne casse pas des briques. La magie opère cependant avec le talent incontesté de
Jack Vance pour nous faire voyager. Koryphon est décrite avec beaucoup de précisions et de majesté. On y est sur la planète, sans aucun doute ; et on y vit presque. Personnellement, j'ai adoré le voyage en chariot à voile. Monter a bord du sloop-de-terre pour parcourir le soom élastique recouvrant la Palga, quelle aventure ! Héhé ! Rien que l'expression "Coureurs de vent" suffit à faire rêver !
Et puis les rencontres avec les personnages secondaires ou les différentes tribus sont, sinon fascinantes, du moins intriguantes..
Malheureusement, comme trop souvent, la fin est un peu légère, trop vite expédiée et nous fait quitter le monde de Koryphon à regret. Mais peut-être que le voyage est plus important que la destination. Enfin, peut-être...
C'est à la lecture de
Les Domaines de Koryphon que je me rends compte que rien ne peut remettre en cause l'affection immense que je porte à l'oeuvre de
Jack Vance, ce conteur merveilleux. Il est et restera à mes yeux le champion toutes catégories de la science-fiction fantaisiste plus communément nommée la science-fantasy, un sous-genre - et il n'y a là rien d'insultant - fabuleux de la SF qui lui doit tout. Il est et restera à jamais un des plus grands artisans de l'imaginaire. Cet énième livre de l'univers Vancien que je soustraits enfin à ma PÀL ne fait que confirmer toute l'adoration que je voue à cet écrivain qui est tout simplement mon auteur préféré.