Certains romanciers sont dans la fiction pure et simple. D'autres combinent les histoires romanesques avec un regard de témoin sur le monde qui les entoure.
Gilbert Cesbron est de ces derniers : les histoires qu'il nous raconte sont ancrées dans la réalité. Il peut y avoir de la poésie chez
Gilbert Cesbron, il peut y avoir du rêve ou de la féérie (pas souvent mais ça peut arriver, surtout avec les enfants), mais il n'y aura jamais de tricherie : les situations qu'il décrit, les personnages qu'il peint, ont leurs modèles dans la vraie vie. On a dit de ce grand écrivain qu'il s'attaquait à de grands thèmes de société : le cancer, le mal-être des ados, l'enfance délinquante, le racisme, etc. Mais non, c'est tout le contraire : Cesbron n'écrit pas sur des « thèmes », il écrit sur des « gens », malades, vieux, condamnés par la justice ou la société, rejetés parce que ceci, ou cela ou encore cela… Ces gens ont existé et à travers eux, l'auteur aborde avec intelligence, pudeur et souvent compassion, ces maux de notre époque (de la sienne, en fait, mais s'il vivait aujourd'hui il aurait encore du grain à moudre). Alors oui,
Gilbert Cesbron est bien témoin de ce siècle qui « appelle au secours » pour citer un de ses essais. Un témoin actif qui appelle au réveil des consciences.
«
Avoir été » (1960) est un des romans les plus percutants de
Gilbert Cesbron. le titre, cet infinitif passé, indique clairement le sujet ; non pas le temps qui passe, mais le temps passé, ou plus exactement, la constatation que le temps a passé. On dit que la vieillesse est un naufrage. le naufrage n'est pas tant la décrépitude, l'âge, la maladie, la perte des repères, tout ça au bout du compte fait partie d'une certaine logique, (aussi inacceptable que l'inéluctable ou la mort, je vous l'accorde), le naufrage, c'est quand on se rend compte qu'on a été, qu'on a vécu, et qu'on n'a pas rempli son contrat avec la vie comme on aurait voulu, ou comme on aurait dû. Oh je sais, il y a des vieillards heureux, ou qui se disent tels, mais ce ne sont pas eux les naufragés.
Kléber vit au quotidien cette situation : il a vécu et bien vécu, il a assumé sa vie et n'a rien à se reprocher, bien au contraire puisqu'il a recueilli Patrick, orphelin de guerre (la seconde, Kléber, lui c'était la première) mais face à l'appétit de vie du gamin, il est désemparé, il n'a pas les mêmes cartes, il n'a plus de « répondant ». Avant, dans le temps d'avant, il savait gérer, maintenant il ne sait plus, tout a changé : le jeu, les cartes et les joueurs. Et puis on ne peut pas se contenter d'accepter sans rien dire, on est obligé de se poser la question « Qu'est-ce que j'ai raté ? »
La même histoire, racontée aujourd'hui, devrait prendre en compte, en plus du drame intime de la vieillesse, (même dans un environnement favorable), et en plus du conflit des générations, la maladie, cette mort lente qu'on appelle Alzheimer, qui détruit le malade et use de façon pernicieuse et inéluctable toute la bonne volonté, toute l'abnégation et tout l'amour des accompagnants. Chacun de nous de près ou de loin a été ou sera un jour confronté à ce problème. Si
Gilbert Cesbron avait vécu, il est certain qu'il aurait fait de ce sujet un roman majeur, une pièce de théâtre bouleversante, un essai porteur de questions…
Cesbron n'est pas un auteur drôle, ses romans ont toujours une part de tragique : nous l'avons dit, Cesbron est un témoin et le monde autour de nous est tragique, non seulement dans le présent mais dans l'avenir que nous nous préparons, et que d'une certaine façon, nous aurons mérité. Mais
Gilbert Cesbron en même temps est un auteur infiniment attachant, parce que bon et compatissant, bien sûr, et aussi parce que porteur d'espérance. En plus c'est un merveilleux écrivain au ton familier et direct qui s'adresse directement au coeur du lecteur autant qu'à son esprit. Et ce n'est pas donné à tout le monde !