Dans les années 1930, une jeune femme quitte Alger pour se marier et vivre à Saint-Lunaire, en Bretagne. Mais elle reste ne contact avec sa culture et sa famille « pied-noires », langage, cuisine, souvenirs. Devenue une vieille dame charmante, elle séduit son petit fils,
Olivier Chartier, qui se sent un peu pied-noir à son tour. Un jour, la vieille dame mourra, et Chartier, devenu journaliste, éprouvera le besoin de retrouver les souvenirs de cette grand-mère adorée et surtout, le plus important d'entre eux, le meurtre du père de cette dame, un petit personnage historique de l'Algérie française, Amédée Froger, maire de Boufarik, assassiné en 1956 « par le FLN ». Suivi d'un attentat manqué à la bombe, une bombe qui, le cortège ayant été retardé, explose sans faire de victime. Dans le contexte éminemment tendu de l'époque, cet attentat provoque une vague de violence, de ratonades, une tentative de soulèvement des pieds noirs, qui avorte. « L'assassin », qui nie être coupable, sera guillotiné, son exécution entraînant à son tour une vague de violences de la part du FLN.
Objectivement, en journaliste, croit-il, près de cinquante ans plus tard, Chartier reprend l'enquête, à la BN d'abord, puis aux archives de l'Algérie coloniale d'Aix, à Alger et en dernier lieu, à Boufarik. C'est cette quête que relate l'ouvrage, ce sont ces menus détails qui permettent de reconstituer une histoire, de faire revivre un personnage. Et l'histoire est bien moins claire qu'il ne le semblait, puis qu'il apparaît que l'assassinat et l'attentat à la bombe qui a suivi n'ont très vraisemblablement été qu'une provocation des pêcheurs en eau trouble, au moment où des gaullistes s'agitaient pour faire revenir le général. Cette partie de l'enquête, étayée de témoignages, semble assez solide, la personnalité d'Amédée Froger se dessine peu à peu, un homme bon, généreux, solidaire et social, mais aussi une culotte de peau de la guerre de 14-18, intransigeant réactionnaire, « colonialiste » attaché aux valeurs de l'Algérie française.
Mais l'intérêt de ce livre que j'ai beaucoup aimé n'est bien entendu pas là : on ne connaît que trop les provocations diverses de cette époque pour se frapper d'une intox de plus. Non, l'intérêt réside, d'une part, dans la reconstitution de l'ambiance de ces six années de violence, à travers les journaux - une liste interminable d'attentats, chaque jour, de meurtres, de ripostes et de contre-ripostes, de ratonnades ou de bombes déposées dans les cafés, avec provocations, les manoeuvres politiques, les manipulations, les petits meurtres entre amis, car on n'épargnait pas ceux de son camp, quand ils dérangeaient : double avantage, on se débarrassait d'un personnage gênant et on faisait monter la tension en accusant « les autres ». Pour moi, qui ai connu cette époque, j'ai été replongée dans cette horreur au quotidien dont plus personne ne parle honnêtement, maintenant que chaque camp a mis au point ses images d'Epinal. Second intérêt, les nuances : Froger, qu'on traite d'effroyable colonialiste, n'est pas particulièrement mauvais, bon maire paternaliste et tout petit colon (gérant d'une ferme), il n'a simplement, « rien compris au film », il a pensé que sa cause était juste, cru à l'idéal républicain d'une France civilisatrice, il n'a pas vu les injustices, les passe-droit qui sautent pourtant aux yeux du journaliste du XXIe siècle, quand il consulte les archives municipales. Un homme abusé, pas un salaud.
Enfin, il y a dans cet ouvrage un intérêt littéraire et humain qui dépasse l'histoire particulière, un intérêt presque proustien : travail sur la mémoire, sur l'insaisissabilité du passé, sur les erreurs du souvenir. L'immense frustration du voyage final en Algérie, du pèlerinage à Boufarik, est là, dans cette Algérie moderne, accueillante, mais qui se refuse : «Je n'ai pas trouvé les fantômes que j'étais venu chercher. (…) J'étais parti pour un voyage dans le passé et j'ai découvert une ville qui vit au présent. J'y ai cherché une place, sans la trouver ».
Ce livre m'a profondément touchée, parce qu'il traite de mon propre passé et de ma propre mémoire, mais je pense aussi que je peux en conseiller la lecture parce qu'il apporte sa petite contribution à la vraie histoire et qu'écrit sans haine, il est profondément humain.