Après avoir étudié en 2003 « La femme des origines : images de la femme dans la Préhistoire occidentale » (Belin Herscher),
Claudine Cohen propose une vision plus globale des «
Femmes de la préhistoire » (2016, Belin — rééd. 2019, Taillandier).
Elle y traite successivement de la manière dont la femme est apparue dans notre connaissance de la Préhistoire, de ses représentations, de la femme dans la famille puis au travail, de son rapport au pouvoir et enfin de la domination masculine.
L'ouvrage laisse malheureusement sur sa faim et il y a quatre raisons à cela.
La première est structurelle : nos connaissances sur le rôle de la femme dans les sociétés préhistoriques, si elles progressent, restent très embryonnaires. Les preuves absolues sont rares puisque, comme le montre l'auteur, jusqu'aux squelettes mis au jour donnent lieu à des débats entre experts sur leur sexe. On est le plus souvent réduit à faire des hypothèses, à élaborer des scénarios, et à évaluer leur pertinence. Pour le lecteur, qui voudrait « savoir », suivre l'enchaînement des conditionnels du livre est frustrant, même si on ne peut que saluer la rigueur de
Claudine Cohen qui ne nous laisse pas d'illusions sur l'état de ce savoir. Il y a bien ainsi un titre « Histoire du mariage et violence masculine », qui nous laisse entrevoir une réponse à l'envoûtante question « À quand remonte l'institution du mariage ? », mais… le mot mariage n'apparaît nulle part ensuite !
La seconde raison tient à l'époque, que le livre épouse dans ses aspects positifs comme dans ses aspects plus douteux. le constat que
Claudine Cohen dresse est indiscutable : la Préhistoire a été longtemps étudiée par des hommes, qui l'ont chargée de leurs préjugés : il allait de soi que les progrès, les innovations et l'art étaient le fait des hommes, et que les femmes ne pouvaient qu'avoir été cantonnées au foyer, vouées à la reproduction et à torcher leurs niards. le livre démonte ces visions sexistes en faisant apparaître que le rôle des femmes à différentes époques et dans différents domaines était — évidemment — bien plus important. Rien ainsi ne permet d'affirmer que les artistes de génie auxquels on doit la grotte Chauvet ou Altamira étaient des hommes — ou n'étaient que des hommes. Certaines mains négatives sont au contraire probablement celles de femmes. Mais s'il est tout à fait légitime de réévaluer le rôle des femmes en pourchassant les préjugés sexistes, il ne l'est pas de vouloir à toute force trouver aux femmes un rôle dont on ne sait pas grand-chose, puisqu'on ne peut le plus souvent que raisonner sur des scénarios :
Claudine Cohen valorise donc la position de « la femme préhistorique », mais là encore, avec force suppositions et conditionnels — du moins honnêtes. On peut être résolument féministe et regretter qu'un ouvrage scientifique (ou de vulgarisation scientifique) paraisse plus véhiculer une idéologie féministe qu'un savoir scientifique. En cela, le féminisme de «
Femmes de la préhistoire » est aussi critiquable que les travaux machistes dont il critique les préjugés.
Ce n'est malheureusement pas la seule faiblesse du livre et c'est là sa troisième limite ; nous disposons, comme il l'explique très bien, de trois sources pour connaître les sociétés de la Préhistoire : la paléontologie elle-même, avec les restes humains, les artefacts qui les accompagnent (outils, poteries, parures…) et, à partir du paléolithique supérieur, l'art pictural, pétroglyphique et statuaire ; mais toutes ces traces physiques sont muettes, elles ne sauraient fournir leur propre explication. Il faut pour les comprendre les interpréter, en les rapprochant, et aussi en faisant aussi appel à ce que nous voyons et savons de sociétés relativement proches des groupes humains disparus : c'est ce que peuvent apporter, non sans précautions, l'éthologie, notamment l'éthologie des hominidés, d'une part : et l'ethnologie, notamment l'ethnologie des populations de chasseurs-cueilleurs actuels. le problème est que, si
Claudine Cohen est à la pointe des recherches paléontologiques, elle n'a ni la même compétence ni la même rigueur lorsqu'il s'agit d'emprunter à l'éthologie et à l'ethnologie. L'auteur se fourvoie par exemple en écrivant que « La disparation des signes visibles de l'oestrus est une caractéristique de la sexualité humaine », à plus forte raison qu'elle serait « sans doute une conséquence de l'acquisition de la bipédie ». Cette disparition caractérise en réalité les hominidés, voire les homininés, et non pas le seul Homo. le passage d'une « sexualité biologique », soumise au cycle des chaleurs, à une « sexualité sociale », dorénavant moins orientée vers la reproduction que vers le plaisir, mais aussi vers d'autres fonctions sociales (consolation, résolution des conflits, domination, montée dans l'échelle sociale...) est à mettre au compte des hominidés et pas seulement d'Homo. Tout le chapitre « Reproduction et famille » est donc fondé sur une hypothèse erronée. du côté de l'ethnologie, voici un exemple de grave approximation : l'affirmation répétée selon laquelle « les chasseurs-cueilleurs actuels, loin de favoriser la fécondité des femmes, s'efforcent plutôt de limiter et d'espacer les naissances. » Il ne faut pas confondre deux choses : le fait que toute société espace effectivement les naissances à un rythme qui ne mette en danger ni les nourrissons ni les femmes (ce à quoi pourvoit naturellement le système contraceptif le plus universellement répandu : l'allaitement), et l'obsession de toutes les cultures humaines pour la fécondité… jusqu'à ce que les progrès de l'hygiène et de la médecine fassent reculer la mortalité, notamment infantile.
Claudine Cohen s'interdit ainsi de comprendre la représentation des femmes et des déesses de la fécondité dans les sociétés traditionnelles, y compris celle des Vénus paléolithiques aux attributs sexuels envahissants, mais aussi le rapport qu'entretenaient avec elles leurs compagnons, fait à la fois de vénération pour le rôle de la femme dans la reproduction et de peur devant ce pouvoir magique de leur ventre.
Françoise Héritier a révolutionné l'anthropologie en montrant comment ce rapport des hommes au corps de la femme a produit la domination masculine — depuis au moins le néolithique et probablement le paléolithique supérieur.
On est encore confondu devant la naïveté qu'il y a à reprendre aujourd'hui sans mot dire l'idée de Darwin selon laquelle « les membres de l'aristocratie […] sont devenus plus beaux » parce qu'ils ont « choisi dans toutes les classes les femmes les plus belles pour les épouser ». C'est vraiment tout mélanger : la temporalité du biologique, la temporalité du social, la notion sociale, subjective, non définie, de la « beauté », l'accès différencié selon la classe aux artifices de la beauté… Sur ce point précis, Brassens avait, avec « Les sabots d'Hélène », une vision tellement plus sensée que Darwin…
Ces approximations regrettables, lorsqu'il faut faire appel à l'éthologie et l'ethnologie, se retrouvent dans la très grande faiblesse de la chronologie de la Préhistoire, quatrième cause de notre frustration. Si les références au néolithique sont en principe clairement indiquées, plusieurs passages évoquent « la Préhistoire » en général. Mais comment mettre dans un même panier des Habilis vivant il y a 2 millions d'années et les créateurs qui ornèrent la grotte Chauvet il y a 36 000 ans ? Autrement dit, des groupes sociaux dont l'organisation ne devait pas être tellement éloignée de celles de certains hominidés, et des sociétés élaborées assez proches de celles des ethnies actuelles de chasseurs-cueilleurs, et plus tard d'agriculteurs ? Ceci ne met nullement en cause le choix judicieux d'un plan thématique plutôt que chronologique, mais le livre aurait beaucoup gagné à la clarification plus systématique des espèces et des époques dont il parle, quitte à perdre légèrement de son indubitable agrément.
Si ces critiques peuvent sembler sévères, elles ne conduisent pas à dénier l'intérêt de l'ouvrage, bien au contraire. Il reste malgré ses limites un état des lieux documenté et à la pointe des connaissances sur le sujet, tout en restant plaisant et accessible à des lecteurs curieux. Dans le domaine de la Préhistoire proprement dit,
Claudine Cohen s'appuie à la fois sur ses propres travaux de chercheur et sur une connaissance approfondie de la littérature qui l'a devancée. Elle a entre autres le mérite de tordre le cou à des poncifs comme celui d'un matriarcat primitif, ou de femmes absentes tant de l'activité noble de la grande chasse que des innovations des différentes époques préhistoriques, ou encore de l'explosion symbolique du paléolithique supérieur. Sans doute depuis bien longtemps sous l'emprise de la domination masculine, les femmes n'en ont pas moins « porté la moitié du ciel » à ces époques reculées, autant que dans les sociétés historiques.
En tout ceci,
Claudine Cohen apporte une vision inégalée de ce que pouvaient être et de ce que pouvaient vivre les
femmes de la préhistoire.