Relire Colette, c'est se laisser bercer par une prose musicale et poétique, sonore et rythmée. C'est l'assurance de savourer la beauté dont elle pare la langue française, choisissant méticuleusement le mot juste, avec un soin du détail et un sens de l'observation qui n'appartiennent qu'à elle. Car Colette sait à la perfection "avec les mots de tout le monde écrire comme personne". D'une formule colorée, elle fait apparaître "un merle noir, oxydé de vert et de violet, qui "piquetait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair rosée". C'est magique : "Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque bien qu'il n'attrape que les plus mûres...". Colette attribue aux mots un pouvoir immense : celui de retrouver les lieux, les sons, les couleurs, les odeurs de son enfance. Sous sa plume, la nature s'anime et les êtres chers malheureusement disparus reprennent vie.
"
Sido" est sans doute l'oeuvre de Colette que je préfère. A égalité avec "
La Maison de Claudine". Son écriture autobiographique me touche davantage que ses oeuvres de fiction. Dans "
Sido", Colette rend avant tout hommage à sa mère, disparue dix-sept ans plus tôt. Elle pose sur
Sido le regard émerveillé et plein de tendresse de l'enfant qu'elle était. Dès les premières lignes du récit, Colette ressuscite sa mère par les pouvoirs de la littérature. Elle lui donne d'emblée la parole, restituant avec vivacité son sens de la critique piquante et acérée : "Toi, te voilà comme le pou sur ses pieds de derrière parce que tu as épousé un Parisien", assène cette "vraie provinciale" à sa fille fraîchement mariée, sans jamais chercher ses mots. "Ainsi parlait ma mère". Colette ne se lasse pas de l'écouter, de prêter l'oreille, par-delà les années écoulées, aux leçons maternelles qui la guident encore chaque jour.
Elle décrit une mère rayonnante, lumineuse, remuante, souveraine, contrôlant d'un regard toute la maisonnée - enfants, plantes, mari, animaux et objets - d'une main de fée. "D'un geste, d'un regard, elle reprenait tout", tutorant un rameau de géranium partiellement sectionné tout en appelant
la chatte, sans oublier de vérifier par la même occasion que la petite dernière ait bien coiffée sa chevelure en une longue tresse. de sa mère, Colette donne à voir, par petites touches impressionnistes, "son voltigeant regard", "son visage couleur de pomme d'automne", "sa petite main de ménagère, gracieuse et ridée", recomposant de mémoire un beau portrait maternel, avec une touchante application : "Je la chante, de mon mieux".
"
Sido" n'est pas un récit autobiographique obéissant à une organisation chronologique traditionnelle. L'ouvrage comporte trois parties, centrées tour à tour sur les différents membres de la famille :
Sido d'abord, puis son père, "Le Capitaine" et enfin "Les sauvages", ses frères et soeur. Colette esquisse leur portrait à travers quelques anecdotes minutieusement choisies. C'est seulement en creux que se dessine son propre portrait, celui d'une enfant âgée de huit à treize ans tout autant que celui de la femme qu'elle est devenue, et que Colette s'efforce de mieux comprendre : "J'épèle, en moi, ce qui est l'apport de mon père, ce qui est la part maternelle". le chemin vers la connaissance de soi passe par le lien avec l'enfance, fondatrice et regrettée.
Dans cette quête de soi, la figure maternelle occupe une place centrale.
Sido est l'initiatrice qui transmet à sa fille son amour de la nature : leçons de botanique et de météorologie se succèdent. Attentive aux leçons maternelles, Colette apprend à écouter et à regarder. Cet apprentissage a certainement influé sur son écriture, puissamment sensorielle. Enfant sauvage élevée au contact des bois et des champs, Colette demandait à être réveillée à trois heures et demie du matin pour aller, seule, se promener "vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues". Eternelle gourmande, l'écrivaine Colette se nourrit de ces souvenirs, s'en abreuve jusqu'à satiété. Elle revit avec nostalgie ses promenades à l'aube, lorsque "tout dormait dans un bleu originel, humide et confus" et laisse à nouveau le brouillard atteindre "ses lèvres, ses oreilles et ses narines plus sensibles que tout le reste de son corps". C'est ce que j'aime tant chez Colette : sa capacité à nous donner à voir, sentir, goûter la vie.