Le nazisme a opéré comme une espèce de trou noir à l'égard de la philosophie.
Les lumières jetées par les philosophes, quelque-soit l'objet visé, ont été systématiquement déviées voire aspirées. La philosophie de Heidegger est, elle, littéralement tombée dans le trou comme finissent de le montrer ses Cahiers Noirs (publiés en 2014).
C'est dire la densité incroyable du phénomène, du genre déroutant lorsqu'on essaie de le découper en morceaux : un ressentiment face à des facteurs socio-économiques, le débordement d'un instinct agressif et grégaire, une aspiration mystique. Mais globalement on peut quand même l'identifier au fascisme et donc s'attendre à le rencontrer à tout moment dans l'univers des hommes.
Contre ce genre de phénomène on aurait besoin de lanceurs d'alerte mais le panorama proposé par le présent ouvrage ne place pas vraiment les philosophes dans cette catégorie. C'est en réalité chaque individu qui est mis face à ses responsabilités et la question de l'engagement reste largement ouverte alors que le fascisme est là : Trump aux US, l'islamo-fascisme, l'extrême droite en Europe et bien sûr en France.
Peut-on comme l'historien Raymond Arond en 1933 laisser encore une chance au dictateur ? : « Hitler a promis de donner à tous du travail et du pain. le vrai problème est là, et le régime l'aborde à peine »
Les dictateurs au pouvoir n'ont pas la vocation de le rendre une fois obtenu. Ils modifieront la constitution, dresseront les gens les uns contre les autres. N'est-ce pas l'enseignement de l'histoire ? Une saine démocratie est bien la seule manière de trouver comment « donner à tous du travail et du pain ».
On sait aussi qu'une fois l'oppression installée, les engagements clairs et fermes deviennent plus difficiles à prendre. Ce qui rend admirable l'action des résistants et notamment du philosophe Jean Cavaillès. Mais encore une fois, cette clarté fait figure d'exception dans notre panorama des philosophes.
Soyons clair, le bulletin de vote permet déjà de se prémunir du fascisme, mais le véritable engagement se prend plus tôt, il est spirituel ou éthique. Jean Cavaillès l'a trouvé en pensant avec
Spinoza, donc à rebours du courant philosophique
Kant, Hegel,
Husserl.
Ce courant ouvre un vaste terrain à la critique.
Luc Ferry évoque ici l'anti judaïsme en germe chez Hegel. Mais il aurait fallu aussi exposer un nationalisme qui ne cessera de se creuser.
Leo Strauss souligne le goût du mépris dans la bouche de
Nietzsche.
Kant et
Husserl ne sont pas exposés ici, et c'est dommage, car c'est toute une manière de disséquer la conscience comme un système donné qui est questionnable. Dans cette critique j'ajouterais C.G Jung et sa psychanalyse particulière. Comment ont-ils pu être à ce point inconscient de toutes les tendances se creusant jusqu'au nazisme ? C'est qu'il doit y avoir quelque chose de biaisé et foncièrement opposé à la vie dans ce courant de pensée.
A ce moment précis, j'ai plaisir à citer
Wilhelm Reich (1897-1957), à propos de toutes les formes de fascisme « Au fond de tout cela, on entend toujours la même chanson monotone : "Je ne suis pas un animal". ». Et dans le même genre voici une citation d'un certain Grossman reprise par
Elisabeth de Fontenay dans le présent ouvrage :
« Des millénaires durant, les bergers ont regardé les moutons. Les moutons ont regardé les bergers. Ils sont devenus semblables. Les yeux d'un mouton regardent l'homme d'une manière bien particulière – ils sont aliénés, vitreux(…). C'est probablement avec des yeux pareillement dégoûtés et aliénés que les habitants du ghetto auraient considéré leurs geôliers gestapistes si le ghetto avait existé cinq mille années durant et que, tous les jours de ces millénaires, des gestapistes étaient venus chercher des vieilles femmes et des enfants pour les anéantir dans les chambres à gaz. Mon dieu, combien de temps l'homme devra-t-il affronter le mouton pour qu'il lui pardonne, pour qu'il ne le considère pas de cet oeil-là ! quel doux et fier mépris dans ce regard vitreux, quelle divine supériorité que celle de l'herbivore innocent sur les meurtriers auteurs de livres et créateurs d'ordinateur. »