La légende du roi Arthur est un mythe les plus connus de l'Occident, un héros médiéval qui a unifié la Grande-Bretagne et cherché le Graal avec les chevaliers de la Table ronde. Depuis enfant nous sommes gâtés des contes arthuriens, notamment grâce aux romans de Chrétien de Troyes inculqués au collège, du film Merlin l'Enchanteur de Disney, de la série Merlin, du film iconique de
John Boorman ou de la série truculente Kaamelott qui nous dessinent tous en filigrane un univers chevaleresque avec sa magie flamboyante. Mais quand on y pense un peu, on remarque un gros décalage temporel dans la légende : le roi Arthur, s'il a existé, a vécu au Veme ou Vieme siécle c'est à dire à la fin de l'antiquité or dans quasiment toutes les représentations de sa chanson de geste s'y colle l'époque du Moyen-Age central avec ses chevaliers en armure de plate scintillante, ses châteaux en pierre, ses dames d'atours en hennin et guimpe, ses tournois... tout cela n'existait pas dans la base de la légende : on a cette image parce que les histoires arthuriennes ont été figés au temps des rois médiévaux. Mais à quoi devrait ressembler en vrai la légende arthurienne si on revient à l'époque ou il devrait avoir réellement lieu, c'est à dire l'Antiquité tardive ? C'est le pari relevé par l'historien et auteur britannique
Bernard Cornwell dont un de ses romans, le Dernier Royaume, a été adapté en une série historique populaire sur Netflix du nom de "The Last Kingdom". Découvrons le roi Arthur dans une vision strictement historique qui débarrasse tous les poncifs du XII et XIIIeme siécle accolés par les fictions en tout genre... ou presque.
Nous sommes à la fin du Veme siécle de notre ère : les romains ont quitté l'île qui fut jadis sous leur occupation (rappel historique, de 43 jusqu'en 407, ce qu'est la Bretagne -à ne pas confondre avec la petite, qu'on nomme Armorique- est la Britannia romaine), redonnant l'indépendance au peuple breton. Une liberté bien méritée et mise à bon escient ? Eh bien non ! Les chefs de tribus en profitent pour se guerroyer l'un comme l'autre dans leur égocentrisme totale et comme si cela ne suffisait pas, des envahisseurs veulent bien grignoter l'île, notamment les redoutables Saxons que tout le monde craigne par dessus tout. Et bien sûr, le paganisme revenu en force doit lutter contre une nouvelle religion qui prend son essor, le christianisme qui la combat à son tour voulant l'éradiquer pour s'implanter intégralement dans l'île. Une sacrée pagaille dont est témoin notre protagoniste, Derfel, un orphelin guerrier protégé par Merlin et qui assiste aux jeux politiques ayant cours suite à la mort du roi Uther et que certains aimeraient s'approprier son pouvoir. Heureusement un homme viendra régler le problème : Arthur, le bâtard du roi... et qui refuse de l'être, se préférant protecteur du royaume plutôt que régent, protecteur de l'héritier du trône Mordred. Mais les soucis ne s'arrêteront pas : bien des batailles devront se succéder pour obtenir la paix fragile et des trahisons et amours vont se mêler autour de lui et de son entourage...
Autant prévenir tout de suite : ce premier tome frappe fort aussi bien dans son historicité que dans son ambiance. Déjà comme promis l'auteur efface d'un coup d'éponge tout ce qu'on pourrait s'attendre du récit arthurien : pas de chevaliers mais de guerriers en plastron de cuir, les châteaux sont fait de bois et de terre, les magiciens sont ici des druides, on a des habitations romaines présente un peu partout sur le territoire.. on a même un guerrier noir de Numidie en la présence de Sagramor. Que ceux qui s'offusquent de ce " quota de diversité forcé" se calment : étant donné que la Bretagne était sous les romains, l'armée romaine étant diverse en sa population qui s'étendait de l'Occident jusqu'en Afrique, il n'est pas improbable qu'il y ait eu également des africains dans ses légions : et on peut même aller plus loin que l'armée, puisque parmi les empereurs romains il y a eu Septime Sévère qui était de Libye... Mais je m'égare. En tout cas, tous les clichés attendus d'un roman arthurien disparaissent complétement et c'est pas plus mal.
L'ambiance est également prenante. Mieux vaut prévenir que guérir : elle est très violente et froide. La guerre est omniprésente et les rois sont (presque) tous des égoïstes voulant s'accaparer les terres bretonnes au mépris des civils. Les pillages et viols sont tristement communs que ce soit sous le fait des bretons ou des saxons et le sang coule à flot sur les champs de bataille. La vie humaine est précaire, les conditions de vie et d'hygiène sont rudes, la connaissance antique régresse dramatiquement au profit de la superstition stupide, et les femmes n'existent que pour servir d'objet à marier et d'avoir des enfants, qu'on n'hésite pas à répudier en cas de besoin. Et la religion ne modère nullement les moeurs, loin de là ! Les druides sont des fous qui sacrifient des hommes pour des raisons injustifiés parfois et soutiennent leur dirigeant violent, tandis que les chrétiens sont fanatiques voulant convertir de force les païens et ne témoignant guère de délicatesse envers leur prochain. Au moins, a défaut d'imiter le cliché de la religion chrétienne brutale et qui écrase les anciennes coutumes païennes sous son rouleau compresseur sans compromission, l'auteur a le mérite d'éviter d'édulcorer la religion celtique en une "religion du bien" en lutte avec la méchante religion du Christ : les celtisants et les neo-pagans risquent de ne pas apprécier ce livre ou le celtisme religieux est tout aussi sauvage dans son agressivité contre les autres.
La galerie de personnes est colorée d'autant plus que
Bernard Cornwell réinterprété avec parfois originalité certains profils arthuriens : alors qu'on s'attendrait que le protagoniste soit le roi Arthur (enfin ici il ne se dit jamais roi...) que nenni c'est sur Derfel, fils d'une saxonne, que nous est conté le récit,. Derfel est très attachant par son tempérament bienveillant mais jamais naïf et candide : c'est un guerrier et il le fait savoir et bien que parfois révulsé par les horreurs de son temps, il en est resigné et ne cherche pas à contrer. Homme pragmatique et se méfiant des autres à cause de son passé tragique, à ceux qu'il connaisse il accorde sa bonhomie, et il place ses espoirs envers ce qui deviendra son ami, Arthur. Ce dernier est le plus complexe du livre : héros venu sauver la Bretagne de ses malheurs, il est glorieux, d'esprit moderne qui se bat pour la justice des opprimés mais en même temps indécis et insouciant, et connaît des problèmes sentimentaux qui vont enflammer son "regne". On a Mordred, qui est ici l'héritier d'Uther et qui n'est qu'un enfançon au pied-bot source de mauvais présage... Point de Gauvain, de Kay, de Bohort, de Perceval... mais on a Lancelot et Galahad et ces deux-là qui sont surprenant. Ceux qui adulent Lancelot vont être décus : ici le "chevalier de la charrette" est un insupportable prince au caractère lâche, arrogant, ingrat, narcissique, dont les exploits sont inventés par les bardes qu'il paie grassement... il n'y a pas plus pire dégradation d'un personnage que lui ! En contraste, Galahad qui est ici son demi-frère (et non son fils mais bon...) est gentil et adorable mais manquant de flegme dans le sang et n'ayant pas tendance à agir comme il le faut... Merlin est aussi très intriguant : ici c'est un vieux dément voulant ramener les dieux, interprétant tout et son contraire en signe divin et qui manifeste malgré sa personnalité hystérique et fantasque un peu de sympathie par son air lunatique.
Les personnages féminins aussi tranchent avec leurs équivalents légendaires dans les récits traditionnels : Morgane est bien sorcière mais point de la redoutable fée plutôt une femme qui se retire souvent dans l'ombre derrière un masque dissimulant son visage brûlé et ne fait pas grand chose à part approuver le pouvoir royal porté par Uther ou par Arthur et surtout Nimue ou Viviane la dame du lac, qui est ici une rescapée de noyade héritière de Merlin, premier amour de Derfel qui finit par sombrer dans la folie et dans un fanatisme effrayant. Et comment ne pas parler de Guenièvre, qui au lieu d'être la reine magnanime et avisée est une princesse guerrière vénérant Isis, séductrice et parfois capricieuse ?
L'autre qualité du roman sont les combats qui sont diablement menés et très bien décrits. Même dans un contexte bien sordide, les batailles sont épiques et galvanisantes : celle du mont Badon qui se situe au dernier tiers du livre est la plus mémorable, tant pour sa dimension épique que pour le courage qui anime les guerriers.
Ce que j'ai aussi appréciée est que souvent Derfel (qui petit spoiler, écrit en fait en souvenir de sa jeunesse, transcrivant dans le temps actuel dans un monastère l'histoire qui nous racontée) met en lumière le décalage entre ce que raconte la légende et comment était les faits à ce moment-là, une réflexion très enrichissante sur le processus de transformations de moments et personnages historiques en contes et légendes, avec parfois l'étirement de la réalité : on peut ainsi transposer cela à la bataille de Ronceveaux, qui dans la vraie vie était une escarmouche de bandits basques sur l'avant-garde de la troupe de Charlemagne en retour de Saragosse mais qui fut transformée par les chants de ménestrels et des troubadours en un affrontement épique contre les sarrasins avec notamment l'amplification du rôle de Roland qui de simple guerrier franc sans histoire devient par la légende le neveu de Charlemagne qui décime des armées entières sarrasine et souffle le son du cor au prix de sa vie, son âme étant emporté directement au Paradis par les anges...
En revanche, si le roman m'a bien transportée dans ce passé étrange et brutal de la Bretagne post-romaine, il ne m'a pas totalement convaincue. Déjà, malgré les prétentions historiques de l'auteur, je trouve le coté "tout crasseux" peu crédible. Les druides qui étaient des chefs honorés par les celtes et qui sont des pouilleux sanguinaires, j'y crois guère et ce malgré la réalité des sacrifices humains... tout comme le fait que les populations y vivent dans des conditions exécrables avec des toits en taudis et que l'anarchie règne dans sa vilenie et dans la boue : je veux bien croire à l'effondrement romain et au délitement de ses structures sociales et politiques dans les provinces mais il devait quand même avoir de la cohérence et de l'ordre à l'époque parce que c'est aussi un stéréotype le coup du Moyen-Age sale et sans foi ni loi et que de plus en plus d'historiens et de fiction tendent à casser cette image. Alors certes c'est du Haut-Moyen Age, du Dark Ages comme le disent les Anglais, mais bon c'est pas parce qu'une période est dite sombre qu'elle doit l'être tout entièrement.
Comme mentionné, on a aussi le poncif de la vilaine religion chrétienne qui persécute gratuitement. Je sais que vu l'expérience de l'auteur on peut comprendre (à ce qu'il parait,
Bernard Cornwell a vécu dans sa jeunesse dans une secte puritaine bien rigoriste, qui l'a si bien traumatisé qu'il a du fuguer pour s'en sortir et qu'il en a acquis un athéisme virulent, ce qui est compréhensible) mais bon je suis perplexe. Il n'y a pas un seul personnage chrétien positif dedans, ce qui est un peu navrant : que ce soit critique cléricale je suis pour mais que l'ensemble de la religion est dite néfaste, mouais...
Ensuite l'écriture est moyenne. On a quelques phrases assez percutantes et enchanteresses, avec un vocabulaire précis : mais le reste est souvent abrupt, parfois plate, sans grand charme. Il y a que les périodes d'action que cela s'anime mais le reste du temps c'est parfois ennuyant.
Ah et que le rythme est parfois interminable : malgré un incipit accrocheur (un accouchement eh oui) il faut attendre une soixantaine de page pour que l'action recommence. le quotidien décrit n'est pas des plus palpitant et c'est dommage. le rythme de l'histoire est parfois inégale et à certains moments on décroche.
Cependant, je suis curieuse de savoir pour la suite, comment la légende arthurienne va être explorée au vu de la fin... il me tarde à suivre le reste avec plaisir. Malgré ses défauts, cela peut être intéressant à le lire pour voir à ce qu'aurait pu ressembler éventuellement le mythe dans sa réalité, même si c'est sur le regard de Cornwell qui est particulier.