«
Mai en automne » est le legs que nous a confié
Chantal Creusot (1947-2009) juste avant son décès. Un livre unique, l'oeuvre d'une vie, faisant vibrer par-delà la mort un peu de la voix mélodieuse d'une artiste qui, en regard de ce superbe premier et seul roman, aurait certainement pu nous offrir d'autres belles découvertes si le destin, la fatalité ou quel que soit le nom des mystères régissant les destinées humaines, n'en avaient décidé autrement, donnant à ce roman valeur testamentaire.
De cette fiction offerte en héritage,
Chantal Creusot fait sourdre les passions et les désirs, les espoirs et les désillusions, les unions et les filiations, les trahisons, les deuils, les bonheurs et les drames d'une petite ville du Cotentin à l'aube des années 1940 et jusqu'à la fin des années 1950.
Sur près de 20 ans, les vies de nombreux protagonistes vont se faire et se défaire, s'accorder, se nouer, se dépendre ou s'unir, dessinant une géographie de l'intime en même temps qu'une fresque provinciale pleine de finesse et de sensibilité.
Telle une tisseuse à son métier,
Chantal Creusot entrelace en un délicat travail d'aiguille les fils d'une dizaine de destinées issues de diverses couches sociétales ; tirant un fil ici, le coupant là, le nouant d'un côté, le sectionnant de l'autre, elle dévide ses multiples histoires de famille comme autant de fibres entrelacées, pour offrir une broderie aux points de croix d'une exquise délicatesse où l'amour, ce sentiment ardent et universel, apparaît en motif central, avec son lot de joies et de douleurs, d'attentes et de déceptions.
De la servante à la fermière, de l'avocat au médecin, de la libraire à la femme de procureur…les portraits, façonnés avec une minutie de peintre pointilliste et une empathie attentive nous saisissent et nous touchent car
Chantal Creusot aime ses personnages. Ils sont pourtant nombreux mais le lecteur s'attache à chacun d'eux car les sentiments qui affleurent chez eux sont empreints d'émotion juste et le talent de l'auteur est tel que jamais on ne se sent perdu tout au long de ces histoires individuelles qui s'écoulent avec la fluidité et la pureté d'une eau vive.
De l'étrange et éthérée Marie à la nonchalante Solange, de la délurée et torturée Marianne à l'indépendante Madame Darban, de la famille du chef de clinique Vuillard à celle de l'avocat Laribière…les âmes de cette petite ville de la côte normande, vivent, meurent, s'aiment, se marient, enfantent, pleurent, espèrent, regrettent, s'interrogent et tentent de trouver un sens à leur vie tandis qu'irrémédiablement, les vents de l'existence les emportent comme autant de feuilles automnales au gré des époques et des courants.
Le style sensible et nostalgique de l'auteur oscille entre une narration réaliste quasi naturaliste et une grâce toute musicale, entre l'acuité subtile avec laquelle les personnages sont perçus et la poésie avec laquelle ils sont peints. Ce bercement, cette impulsion de balancier alliée au velouté du phrasé donnent à l'oeuvre une respiration et un mouvement très séduisants, qui enjôlent et qui charment comme le frémissement délicat des feuilles chutant doucement et glissant sur le sol.
On a dit qu'il y avait une aura de
Flaubert et de
Chabrol dans «
Mai en automne ». C'est certainement très vrai dans la manière très perspicace d'esquisser les drames, les arrangements, les désenchantements, la rigidité affichée d'un monde provincial vivant sur la pointe des pieds.
Nous serions aussi tenté d'ajouter qu'iI y a comme une petite musique Tchekhovienne dans cet enchâssement de destinées aux diverses positions hiérarchiques et générationnelles, cette petite musique douce qui joue sans exagération ni emphase.
Un peu comme dans «
La Cerisaie », l'une des pièces majeures d'
Anton Tchekhov, les personnages - parents, enfants, notables, paysans - révèlent la fin d'un monde ou d'une époque, un temps suranné qui n'est pas loin de s'éteindre, et leurs vies intimes se font l'écho de quelque chose de plus vaste, de plus métaphysique et universel : la fresque sociale éclot ainsi sur l'individu et vice-versa dans un mouvement constant de l'un vers l'autre.
Comme «
La Cerisaie », «
Mai en automne » reflète tout ce qui meurt et tout ce qui renaît, tout ce qui palpite et qui vit, tout ce qui s'étiole et s'éteint, le révolu faisant place au présent qui s'inscrira lui-même dans un passé en perpétuant le cycle des saisons de l'avenir. Tout s'en va et tout se perd et cependant tout recommence. Joies, peines, amours, espoirs, désillusions, tout coule le long de la vie et finit par mourir mais aussi par rejaillir dans un autre homme, une autre femme, une autre mère, un autre enfant ; tout se suit et se perpétue, les deuils et les douleurs tombant comme les feuilles mortes; les idylles, les unions et les naissances affleurant comme les bourgeons.
Quelque part et en chacun de nous, c'est toujours la fraîcheur du printemps, la mélancolie de l'automne…
Mai en automne…