Hélène Vogel (née Cru) : « Devant tant de persécutions sévissant partout autour de nous, parmi les nôtres, pouvions-nous, maîtres, élèves, rester indifférents ? S’abstenir, s’enfermer dans sa sécurité personnelle, n’était-ce pas un crime ? Des cas de conscience, parfois difficiles à résoudre, se sont posés à nous. Vous êtes en droit de savoir quels ils furent et comment nous les avons résolus, les unes et les autres. La valeur de ce que nous vous disons dépend de ce que nous vivons. Le souvenir que vous emporterez de votre lycée, bon ou mauvais, tient à cette connaissance intime des problèmes, des hésitations et des résolutions de vos camarades et de vos maîtres en cette période de crises et de sombres épreuves.
À ce sujet on parle beaucoup de “résistance”. Vous êtes-vous demandé : à qui, à quoi au juste fallait-il résister ? La Résistance présente trois aspects, un aspect national : la résistance d’un peuple envahi, opprimé, à son envahisseur ; des Français aux Allemands ; un aspect intellectuel : le maintien d’une information aussi générale, aussi impartiale que possible ; le maintien de nos séculaires traditions de bon sens, de sens critique, de respect des opinions, des croyances d’autrui ; par suite, le refus de toute propagande, des raisonnements faux, des tromperies ; c’était là la tâche directe, spéciale de l’Université, de toute œuvre d’éducation : refuser de servir ce qu’on juge être faux, refuser de fausser les esprits qui vous sont confiés. Enfin un aspect moral : le maintien, quoi qu’il en coûtât, de certains principes qui, pour nous, font la valeur de la vie, de l’effort humain : le respect de l’être humain, de sa dignité, quels que soient l’âge ou la nation, la croyance ou l’idéal, la race ; par suite, le refus énergique de la discipline aveugle qui fait taire la conscience et le sens de l’humanité devant les ordres des plus forts ; le refus de la pernicieuse théorie des races ; le refus de l’adoration du succès ; enfin le refus de se servir de mots qui avaient été profanés, honteusement travestis par l’emploi officiel qui en était fait dans toutes les proclamations, dans toute la presse : les mots de patrie, d’honneur, de serment, de loyauté. Pour rendre à ces mots leur valeur, nous devions en faire les principes de nos vies et éviter de les prononcer à faux. » (Extrait du discours de fin d’année scolaire 1945 de Hélène Vogel, soeur de Jean Norton Cru, qu’elle prononce au Lycée Montgrand, le lycée de jeunes de filles de Marseille où elle enseigne)
L’immense majorité des combattants ne savent pas s’ils ont tué ou blessé quelqu’un : ils ont lancé devant eux, en plein inconnu, un obus, une balle, ou même une grenade. L’adversaire que l’on cloue au sol d’un coup de pointe c’est une exception tellement rare ! Et même alors le danger que l’on court soi-même est tellement grand que l’on n’éprouve aucun goût pour l’opération, aucun attrait, aucun plaisir excepté celui d’avoir échappé à ce supplément de danger de se faire clouer par l’autre. Nos combattants sont surtout de braves paysans, avec quelques ouvriers, quelques étudiants, etc. et après la guerre je garantis, j’affirme devant Dieu que ces soldats n’auront pas acquis le goût du meurtre, ni des habitudes d’apaches. (Lettre du 29 décembre 1916, p. 208)
L'enthousiasme du début a été magnifique, l'esprit de sacrifice, l'oubli des dissensions a été une révélation, une consolation. Mais ce qui m'a choqué dès le mois d'août [1914] c'est ce genre de patriotisme affiché dans la presse et bien porté chez les littérateurs, les politiciens et en général, dans le gros public. Tandis que les poilus faisaient de l'héroïsme quotidien et sans phrases, les civils ne voulurent pas demeurer en reste et ils firent du patriotisme bruyant, verbeux et ostentatoire. (Lettre du 6 juillet 1915, p.116)
J'ai la phobie des souvenirs de guerre dont on est si friand. Je crois comprendre que mes amis américains s'attendent à m'en voir rapporter une cargaison. Quelle passion mesquine ! C'est ravaler la guerre à une chasse aux curiosités. Est-ce pour cela que j'ai tant souffert et que tant de pauvres gas [sic] sont morts ? Que ceux qui veulent des souvenirs viennent donc en ramasser où il y en a. (Lettre du 29 mars 1917, p.233)