Publié en 1929, réédité en 1993, “
Témoins” demeurait introuvable.
C'est cette édition de 2006, enrichie, que je chronique.
Le contenu essentiel de ce livre est un “Essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928.”
Jean Norton Cru s'explique sur son projet, qui est aussi analysé en préambule par l'historien
Frédéric Rousseau.
Pourquoi un combattant de la guerre 14-18 s'est acharné pendant quinze ans à analyser les écrits publiés sur la guerre et a passé au crible plus de 300 témoignages ?
“C'est bien la brutale et révoltante découverte du grand mensonge sur la guerre qui est à l'origine de cette oeuvre et une arme pour la paix.”
Car le fondement de son propos est de rendre la véracité de la guerre pour éviter qu'elle ne se reproduise.
Ce n'est pas la vérité, “idéal impossible”, mais la sincérité, “idéal réalisable” que veut produire l'auteur.
Parmi les principales fautes qui ruinent un témoignage, il débusque les “anecdotes fabriquées, arrangées ou répétées d'après des commérages et présentés comme témoignages personnels ; (l') optimisme irraisonné sur nos troupes et nos armes ; (la) calomnie du courage de l'ennemi et (le) rabaissement de sa force ; (les) formes de styles fausses et exagérées empruntées à la presse, qui dénaturent les faits et les sentiments du front…”
En 700 pages à la typologie serrée, il répertorie, classe et apprécie la véracité de 300 publications qui ont été écrites en français, publiées de 1915 à 1928, éditées à Paris et se rapportent à des souvenirs de la vie vécue sous le feu et strictement personnels.
Les oeuvres de 251 auteurs ont été lues au moins deux fois, voire dix pour “Sous Verdun” de
Maurice Genevoix.
Les documents, annotés et recoupés, sont classés en 84 journaux, 86 livres de souvenirs, 42 livres de réflexions, 29 recueils de lettres et 59 romans.
Il applique à ces documents un critère de plus ou moins grande sincérité.
Il sera parfois raillé pour la minutie de ses recherches, pour son souci du détail, pour sa maniaquerie sur la chronologie et sur la topographie.
Certains dénonceront la subjectivité de son approche qui a alimenté des controverses et des droits de réponse de ceux qui ont été accusés de biaiser l'histoire.
Leurs réponses figurent dans un dossier de presse annexé .
J.N. Cru ne peut opposer à l'argument de la subjectivité que son travail de recoupement entre les documents, cartes d'état major à l'appui, et son appréciation du fait qu'ayant été au front il ne peut que réagir vivement contre ce qu'il considère comme des contre vérités.
Parmi les auteurs critiqués figurent
Dorgelès et Barbusse, dont les romans, respectivement “
Les croix de bois”, “le Feu”, sont encore abondamment lus.
On s'accorde aujourd'hui à reconnaître qu'il a pu se tromper et est allé trop loin dans la critique de ces oeuvres !
L'auteur relève les inexactitudes qui peuvent donner aux civils une vision de la guerre qui n'a rien de commun avec celle du combattant :
- “La guerre est une lutte” : “Les combattants avaient plus ou moins cette idée avant de voir le feu. Dès qu'ils connurent la guerre, ils comprirent qu'elle n'était lutte qu'entre deux grands groupements d'individus : coalitions, nations, armées… jusqu'aux divisions.”
- “Les bons soldats sont courageux, les mauvais soldats ont peur” : Non, “Tous les soldats sans exception ont peur et la grande majorité fait preuve d'un courage admirable en faisant ce qu'il faut faire en dépit de la peur.”
- “L'arme favorite du poilu est la baïonnette” : mais le poilu est convaincu que si l'on avait laissé la baïonnette à la caserne, on n'en aurait pas moins gagné la guerre. ”La baïonnette a fait tuer beaucoup de monde, elle en a tué fort peu…”
- “Les monceaux de morts”, ”Les flots de sang” : “Ces fantastiques exagérations se trouvent dans tous les récits des narrateurs suspects…”
- “Les légendes héroïques” : l'auteur en critique deux. Avec “Debout les morts”, les journalistes “ont fait combattre réellement et matériellement des blessés fouettés d'un sursaut d'énergie.”
Quant à la “Tranchée des baïonnettes”, iI tord le cou à cette légende d'une tranchée où seules les baïonnettes dépassent d'une rangée de soldats ensevelis debout.
C'est un lieu de bataille encore fort visité à Verdun même si son caractère de légende glorificatrice est aujourd'hui avéré. Quant aux faits réels, vous les trouverez cités.
A la suite de ces considérations introductives, le livre propose pour chaque oeuvre, la biographie de l'auteur, sa division militaire, la topographie de son secteur, la censure exercée et les critiques émises.
L'auteur montre également l'apport du livre à la connaissance de la guerre, illustrée par des citations, avant l'analyse critique proprement dite.
Cette étude vous permet aussi de faire des choix de lecture d'après les critères correspondant à 11 tableaux faits sans l'aide d'Excel.
Ils vous faciliteront plusieurs accès aux livres dont celle du classement par la valeur des témoignages.
Ceux-ci sont classés en 7 groupes de niveau de véracité : 29 excellents, 34 bons, 66 assez bons, 51 médiocres, 34 faibles, 29 nuls. Parmi les excellents, on trouve les cinq romans de
Maurice Genevoix et les trois ouvrages de
Charles Delvert.
Le livre se termine par 142 pages de dossiers de presse, constitués des réponses des auteurs critiqués (
Dorgelès, Barbusse…), à lire en parallèle avec leurs romans.
Voilà, je range le livre. Je le rouvrirai à l'occasion d'une prochaine lecture sur ce thème.
J'ai voulu rendre compte du travail de titan de
Jean Norton Cru et de sa volonté de faciliter la tâche aux historiens, mais je retiens surtout qu'il était patriote et pacifiste.
Il était convaincu que montrer la guerre sans tous ses apparats d'honneur, de gloire, de légende, d'erreurs était la meilleure façon de l'éviter.
Pour cela, il a placé sa confiance dans cette allégation : “il faut que les jeunes sachent…”