Faire émerger l'individu femme en tant que citoyenne à part entière
En édito, Amel Mahfoudh et
Christine Delphy soulignent l'invisibilisation des femmes, tant dans les mouvements de libération nationale que dans les mouvements sociaux récents. Elles reviennent sur l'histoire du Maghreb en indiquant un certain nombre de caractéristiques qui expliquent à la fois l'unité et les différences socio-politiques de cette région, la conquête arabe (un siècle de guerre) et l'implantation de la religion musulmane et de la langue arabe, la seconde colonisation par la France, colonisation directe ou mise en « protectorat ». Les auteures rappellent que « Même si l'Algérie faisait « partie » de la France, ses habitant·e·s musulman·e·s n'ont jamais été des citoyen·e·s français·es mais des sujets soumis au code de l'indigénat et à la merci du bon vouloir des administrateurs coloniaux » (sur le code de l'indigénat, voir par exemple,
Olivier le Cour Grandmaison : L'indigénat. Anatomie d'un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l'empire français, Zones 2010)Les décolonisations seront différentes et aboutiront à des systèmes présentant de grandes dissemblances, en particulier dans le domaine de la famille et des droits des femmes.
En présentant les textes du Grand angle, Amel Mahfoudh et
Christine Delphy parlent des interconnexions et des échanges, des « féministes fondatrices », des positions des « jeunes » féministes, des histoires « entre autonomie et récupération », de l'émergence des mouvements autonomes, des recompositions et de quelques débats actuels… Et au delà des convictions respectives « la condition si matérielle et si réelle qui rend les différences entre femmes d'un pays, et même entre les femmes de la terre, tout simplement dérisoires ».
Je m'attarde plus particulièrement sur le premier texte du dossier.
Tunisie. Dorra Mahfoudh et Amel Mahfoudh parlent de l'invisibilisation des femmes, de l'engagement des femmes dans le mouvement anti-colonial. Elles soulignent l'importance de l'inscription des analyses dans l'histoire, la place des rencontres internationales, le double engagement des premières militantes tunisiennes, « au sein du mouvement national et pour les droits des femmes ». Les auteures présentent le « processus de mobilisation et de socialisation politique des femmes » et montrent que l'écriture de l'histoire « officielle » retient presque exclusivement la production des hommes…
J'ai particulièrement apprécié les analyses du chapitre « le féminisme d'Etat : vers une modernité inachevée et une instrumentalisation de la cause des femmes », même si je reste dubitatif sur la notion même de modernité. S'il y a bien instrumentalisation de la cause des femmes par des gouvernements (les auteures montrent les aspects contradictoires des politiques suivies), cela, contrairement aux lectures unilatérales, n'invalide pas les dimensions universalisantes du combat des femmes.
Les auteures insistent sur les mobilisations féministes, le « mouvement autonome des femmes », la question du travail, les manifestations publiques, « Les objectifs et les contestations portent à la fois sur la sphère privée et sur la sphère publique afin de prouver que le privé et le social sont aussi politiques : les inégalités et les rapports de domination dans la famille, l'exploitation dans le travail, l'exclusion des postes de décision, le contrôle sur le corps et la sexualité, les menaces sur le droit au travail, les stéréotypes sexistes dans les médias, la pauvreté des femmes rurales, le harcèlement sexuel dans le milieu professionnel et universitaire ». Contre la dictature, et la « résislamisation de la société », un double combat contre la mainmise du pouvoir politique et contre la remise en cause des acquis en matière d'égalité.
2011, mobilisations citoyennes, reconnaissance des libertés individuelles, plus grande justice sociale, un « processus » de démocratisation… « L'espace de la cause des femmes s'élargit et se recompose ». Dorra Mahfoudh et Amel Mahfoudh indiquent la place que représente la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW) et le refus de certaines de la levée des réserves sur le texte (égalité dans l'héritage, droits sexuels, limitation de l'âge du mariage…)
Les clivages existent tant en relation avec la « re-islamisation » que par des effets « générationnels » ; les auteures soulignent les tentatives de constitution de coalitions d'associations féministes qui « visent à dépasser les clivages et entreprendre des actions stratégiques ou dictées par la conjoncture » et développent une conception « inclusive », contre les risques d'émiettement ou d'affrontement entre associations de femmes…
Algérie, Maroc, l'unité et la diversité des situations des femmes, l'importance de contextualiser les énoncés, les organisations, les luttes. de ne pas céder au « relativisme culturel », et mettre en avant les dimensions unifiantes et/ou universelles, non déjà là, mais bien à construire. Prendre en compte les compréhensions différenciées, toujours inscrites dans les situations matérielles et idéelles, les autres « façons d'imaginer l'avenir »… Ne pas accepter, ici ou là, les politiques qui obligent ou interdisent aux femmes, au nom de principes « naturels », « culturels », « modernes » ou « traditionnels », érigés par/dans les sociétés où dominent les hommes et leurs intérêts.
En complément de ce dossier, dans la rubrique Parcours, un intéressant entretien avec Sana Ben Achour : « C'est le féminisme qui m'a amenée en politique et pas le contraire ». Outre de beaux passages sur la médina, l'auteure discute, entre autres, de non-mixité, d'indépendance par rapport à l'Etat. Elle critique l'ordre patriarcal, parle d'inégalité, insiste sur l'historicisation, y compris du Coran, la circulation des idées, l'inscription de l'égalité sans conditions dans la Constitution…
J'ai aussi été intéressé par l'article de Debbie Cameron et Joan Scanlon sur les « Convergences et divergences entre le féminisme radical et la théorie queer ». Une approche visant à faire ressortir les zones de partage et de séparation. J'indique quelques éléments :
« les adeptes de la version queer ne pensent pas en termes d'oppression des femmes par les hommes »
« on ne peut pas produire (ou remettre en question) le système de genre seulement par le discours ou la performance individuelle »
« Par ailleurs, se sentir opprimé·e n'est pas la même chose qu'être opprimé·e. Pour célébrer son identité en tant que hors la loi, on doit tirer quelque chose du système qui fait de soi un·e hors-la-loi »
« La tâche politique du féminisme est d'éradiquer le genre »
En somme, au delà du « troubler le genre », détruire l'économie politique du genre.
Je souligne aussi la lecture critique de
Jules Falquet du livre de K. Jasbir Puar : Homonationalisme. Politiques queers après le 11 septembre.
Lien :
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