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François Skvor (Traducteur)
EAN : 9782951444843
254 pages
Turquoise Editions (06/01/2010)
4.17/5   6 notes
Résumé :
Diyarbakîr, le Tigre, la Mésopotamie : cinq mille ans pour une histoire d’amour qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Aujourd’hui, au XXIe siècle, Diyarbakîr – « Amêd » de son nom kurde – est la métropole du sud-est de la Turquie, une agglomération en extension permanente que les Kurdes de cette région tiennent pour leur capitale.
Dans cet ouvrage, publié en français pour la première fois, Şeyhmus Diken se fait la voix de sa ville natale – une voix douc... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (7) Voir plus Ajouter une critique
Diyarbakir est une ville au sud-est de la Turquie, connue comme le bastion de la population kurde de Turquie. Une ville et une minorité ethnique qui ont toujours subit des pressions et une certaine hostilité de la part des autorités du pays, et cela depuis l'empire Ottoman.

L'auteur Şehmus Diken originaire de cette ville très ancienne, qui date du XIII éme siècle avant J.C., nous donne un état des lieux très riche à travers l'Histoire de la ville dans le contexte politique du pays et des Kurdes, sa géographie, ses tribus, ses us et coutumes, y mêlant contes, légendes et poésie de la région, avec sa propre histoire. Des légendes truculentes comme celle des femmes qui vont pique-niquer en dehors des remparts de la ville, qui pour contourner le couvre-feu en rigueur, portent leur pique-nique dans un cercueil, sous prétexte d'un enterrement au cimetière, non loin de leur lieu de villégiature, ou l'anecdote du village à cent pour cent syriaque, des orthodoxes, où le gouvernement construisit une mosquée et envoya un imam en service tous les jours....
Une ville dont les murs de fortification sont des vraies oeuvres d'art datant de 3000 ans avant J.C., aujourd'hui presque en ruines, et qui s'efforcent de rester debout, comme le symbole d'un passé glorieux et de l'endurance. Une ville où ont vécu côte à côte, en parfaite entente à une époque, kurdes, arméniens, syriaques, juifs et turcs sans aucun questionnement d'origines.
Une ville aujourd'hui en train de perdre son âme, au nom "de la modernité et du progrès" ( comment ne pas commémorer Tiziano Terzani ), mais aussi et surtout pour des raisons politiques, graves.

Ecrire 300 pages sur une ville sans tomber dans le piège de guide de voyage, et relater avec amour et humour son âme vieux de cinq mille ans, sous le joug de maintes épreuves, voilà un tour de force très réussi par Diken. Une approche objective d'un homme éclairé, pacifique, intelligent, sans aucune attitude agressive. Malgré les difficultés actuelles, un auteur non exilé, qui vit toujours dans sa ville natale, et ses livres en vente libre dans le pays. L'édition originale date de 2002, seize ans ont passé, les choses ont empiré et le fond des problèmes est toujours là, mais avec des solutions de plus en plus inaccessibles. Un livre pour curieuses et curieux, hors des sentiers battus, pour mieux comprendre notre monde à travers une ballade intemporelle dans la plus grande ville de la Mésopotamie, d'où a émergé l'une des plus vieilles civilisations de notre Terre.

Je n'ai qu'une pincée d'âme, / A offrir à son désatre, à son malheur, / Que je meure loooy… / Vide, ma main, / Piégé, mon pied. / Or, moi seul saurai  / Combien j'aime à feu et à sang  / Et aussi la Tour de Diyarbekir / Qui a une bouche mais pas de langue…
……. »
( Ahmed Arif , poète originaire de Diyarbakir )
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Tout d'abord, un grand merci à Babelio et aux éditions Turquoise pour cette belle découverte.

Je n'avais coché qu'un seul livre à ce masse critique. Sortant tout à fait de ma zone de confort en cochant cet essai "géographique", je dois avouer que c'est la sonorité du mot qui m'a avant tout attirée. Diyarbakir. Un nom exotique, presque "fantasysque", non ? Et pourtant, elle existe.
Je n'en soupçonnais même pas l'existence, à dire vrai.

C'est donc grâce à la musicalité de ce nom que j'ai découvert une ville que je ne connaissais pas, une culture que je ne connais pas non plus, parce que je dois bien avouer que l'histoire musulmane en général, ainsi que l'histoire de la Turquie en particulier, m'est étrangère et ne m'intéressait que peu jusqu'à maintenant. Mais il n'est jamais trop tard pour s'instruire, n'est-ce pas ? Surtout avec ce que l'on sait de la Turquie d'aujourd'hui, hélas tombée aux mains d'un despote qui ne semble pas éclairé du tout. Voire pire.

Et que le voyage vers cette ville multi-millénaire à l'histoire plus que chargée, située dans une région qui ne m'avait intéressée, dans ma jeunesse, que pour son antiquité, s'avère intéressant, et souvent émouvant, dans les mots, la nostalgie, l'humour teinté de cynisme, l'amertume parfois (mais jamais la haine), de Seyhmus Diken. Qui pourrait presque nous rappeler Dickens, et oui, dans ses chroniques tendres et lucides sur sa ville qui change, qui évolue, pas toujours en bien hélas, à l'image de la politique difficile du pays entier.

Les nationalismes exacerbés, les tensions religieuses et les racismes divers minent cette partie du monde, en guerre plus ou moins permanente, un creuset de haines dont l'auteur est un témoin impuissant. Poète, érudit et sensible, Diken chante sa vision de sa ville, et par-delà sa vision de son monde, où chacun pourrait vivre librement et sans violence. de son enfance il nous narre quelques épisodes choisis, des souvenirs d'une ville cosmopolite. Son amitié avec cet arménien ostracisé qui partira, encore jeune, avec toute sa famille, et tous les arméniens de Diyarbakir après lui pour les mêmes raisons.

Autres pays, mêmes moeurs. Si la culture et la religion dans ces régions du monde me sont inconnus, les refrains humains sont pourtant toujours les mêmes. En conclusion, on pourrait dire comme J. Rouxel : "Le bon sens est la chose la mieux partagée du monde... La connerie aussi."

Seyhmus Diken fait, bien entendu, partie des personnes de bon sens, humaniste et tolérant. Ce qui fait de son livre (un recueil de chroniques, en fait, qu'on peut lire par 3 ou 4, sans forcer...), une ode à sa ville, à certaines personnes, toute en poésie. J'ai vraiment beaucoup aimé parcourir les rues de Diyarbakir en sa compagnie, et les très nombreuses photos dans ce livre accompagnent de façon très heureuse cette ballade nostalgique.
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Livre écrit par un Kurde turc pour parler de sa ville, Diyarbakir. le livre est avant tout une déclaration d'amour à la ville, surtout celle qui vit dans sa mémoire, dans son affect, qui au final est plus qu'une ville, une partie de l'identité de l'auteur, et au-delà, de celle de ses compatriotes, qui ont un vécu semblable au sien. Une ville sans doute un peu imaginaire, même si certains faits historiques sont vérifiables, mais l'auteur s'engage, choisit certains éléments plutôt que d'autres, et n'hésite pas à donner son sentiment, son ressenti.

Une tentative pour montrer une Turquie plus multiple et complexe, riche d'une histoire plusieurs fois millénaire, dans laquelle les cultures, les peuples et les religions sont pluriels. Seyhmus Diken essaie de desserrer l'étau d'une parole officielle réductrice, et donner une voix à ceux à qui elle est interdite pour donner un tableau de la région et de son histoire plus près du vécu de ses habitants, et tout d'abord des Kurdes.

C'est plutôt bien écrit, et passionné, les photos en noir et blanc apportent un grand plus au récit. C'est un petit peu décousu, pas entièrement compréhensible dans les moindres détails pour quelqu'un qui ne connaîtrait pas par ailleurs l'histoire et les enjeux actuels. D'ailleurs l'auteur ne peut sans doute pas tout dire et faire des allusions lorsque les sujets deviennent trop politiques, ce qui n'aide pas un lecteur loin de cette réalité.

Mais c'est dans l'ensemble un voyage intéressant, avec un guide qui connaît son sujet à fond et qui essaie de faire partager son amour des lieux aux visiteurs avec fougue et conviction.
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C'est bien la première fois que je mets autant de temps pour critiquer un livre. Mais ce temps m'était nécessaire pour digérer toutes les informations prodiguées par cet essai géographique riche de cette ville qu'est Diyarbakir, commune sise en Turquie, bastion des Kurdes. Tout d'abord, un grand merci aux éditions Turquoise et à Masse Critique de m'avoir fait découvrir ce livre.

La couverture m'avait séduite et quand j'ai reçu le livre, j'ai eu la surprise d'y découvrir un joli marque page, miniature de la couverture. L'édition est superbe, la couverture très épaisse et de bonne qualité et il est plus que probable que même si plusieurs personnes le lisaient, les feuilles intérieures ne se détacheraient pas comme c'est le cas dans certaines éditions connues et reconnues. J'en parle en connaissance de cause étant moi-même chargée de réparer les livres abîmées de ma médiathèque.
J'en viens maintenant au contenu : le titre m'avait attiré et je l'avoue, j'ai eu très envie de découvrir cette ville que je ne connaissais pas, l'occasion étant donc trop belle d'en savoir plus. L'auteur décrit sa ville, fournit moult anecdotes de son enfance, de sa vie et de sa ville, raconte l'histoire de Diyarbakir et de ses habitants agrémentée de jolies photos et d'extraits de poésie.
Ecrit en 2002, il est certain que la situation géopolitique de la ville a changé depuis. Notamment les murailles médiévales qui font le charme de cette ville ont failli être détruites par le gouvernement. Nul doute que Seyhmus Diken doit être horrifié de voir sa ville prise depuis 2015 par les assauts des groupes armés du Parti des Travailleurs du Kurdistan se battant pour la reconnaissance de leur ethnie contre les forces de sécurité turques....
Pour autant, la Diyarbakir de l'auteur m'a touchée grâce au portrait évocateur et charmant qu'il fait de cette ville qui l'a vu naître et dans laquelle il a vécu. Bien plus qu'un essai géographique, c'est aussi un récit : ainsi Seymus Diken nous narre avec délectation les plantes rares de sa ville, le réseau d'eau avec ses nombreux puits, le club de football, l'exode des enfants, la célébration du printemps, les murailles, le Tigre et bien d'autres choses....
L'écriture est fluide, agréable et j'imagine que le traducteur a particulièrement bien choisi ses mots pour faire ressentir l'amour inconditionnel qu'éprouve l'auteur pour sa ville. de chaque mot, de chaque chapitre, transpire cet amour si bien que la lectrice que je suis, a aimé cette ville que je n'ai jamais visitée. Elle est devenue une amie, une connaissance proche.
L'auteur a réussi à me faire aimer Diyarbakir.
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J'ai beaucoup été touché par ce livre. Je ne connaissais pas cet auteur turc, mais j'ai adoré ce livre. Merci aux éditions turquoises : j'ai regardé leur catalogue que j'ai trouvé très intéressant. Merci à eux d'avoir publié ce livre. Les deux préfaces (celle française pour cette publication, et la turque dans la version originale) donnent le ton.

Ce n'est pas un livre politique, bien que la situation et l'actualité le soient.

L'auteur, avec beaucoup de poésie, de tendresse, d'amour, nous présente sa ville. Il décrit aussi ses histoires, ses habitants et ses défauts.

Le style est impeccable, bien écrit. Ce livre est très agréable à lire.

Personnellement il m'a donné envie de connaître cette ville et d'y aller à mon tour.

Ce livre m'a également rendu nostalgique : nostalgique d'une Turquie qui n'est plus. La ville a déjà vécus mains conflits, maintes oppressions. Les habitants ont parfois étaient floués, mais cette ville a toujours fait partie de la Turquies. Ces dernières années tout à changer : urbanisation à outrance, volonté d'éradiquer les traces du passés, faire disparaître les témoignages des différentes cultures, retour à une vision archaïque de la société... Et encore une fois Diyarbakir et ses habitants en pâtissent.

J'ai été ému par ce portait : j'avais été émus par les romans de Nazım Hikmet, de Yaşar Kemal et je ne m'attendais vraiment pas à l'être par le portait d'une ville dont j'ignorais quasiment tout.

Une très belle réussite : j'irais à Diyarbakir dès que possible c'est décidé.
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Citations et extraits (8) Voir plus Ajouter une citation
Depuis le début des années 2000, en particulier à Diyarbakir, la fête du Newroz est célébrée avec une immense ferveur. Ce sont des centaines de milliers de personnes qui, le 21 mars, viennent célébrer l’arrivée du printemps en lui donnant des allures de carnaval.

Au gré de ces célébrations, mes souvenirs me ramènent loin en arrière. Ma grand-mère, aujourd’hui décédée, attendait toujours le mois de mars avec beaucoup d’impatience, avec cette envie que l’âge déploie pour chaque journée arrachée à la mort.

Et dans les deux langues, elle s’adressait à ceux qui, comme nous les enfants, pensaient que, quoiqu’il arrive, le printemps était revenu, que l’air allait se réchauffer, qu’on allait enfin se détendre, renouer avec la nature :
"Mars fait ronfler la cheminée
Pelles et pioches, fait consumer."
Et la suite, en kurde :
"En mars, dix-septième journée,
La neige est au chéneau montée,
Puis elle a fondu en soirée."

Comme pour confirmer ces paroles, elle ajoutait :
"Du mois de mars, c’est le dix-sept,
De charbon l’âtre est feu et fête,
De la viande, la part coquette."

Chaque Newroz, au lever, ma grand-mère se couvrait la tête d’un tulle blanc puis sortait sur le seuil de sa porte, toute emmaillotée de blanc. Elle nous disait attendre l’oiseau blanc du Newroz. Ce jour-là, le petit-déjeuner se faisait sans thé, on buvait du lait. Enfin, à cette époque, les gens passaient leur Newroz sur leurs toits plats ou à l’extérieur. Il fallait sortir. Souvent, on allait pique-niquer.

Bien des années plus tard, j’appris que le Newroz était en fait le jour de l’an du calendrier zoroastrien. C’est d’ailleurs à une vieille tradition des peuples aryens que nous devons la croyance selon laquelle les âmes des anciens descendent du ciel et visitent leurs vieilles demeures dans la nuit du 20 au 21 mars. Les anciens Aryens, dont l’histoire remonte à 5 000 ans avant notre ère, étaient persuadés que les âmes de leurs ancêtres entamaient le 20 mars, à la tombée de la nuit, un pèlerinage sur les lieux où ils avaient autrefois vécu avant de regagner le ciel aux premiers rayons du soleil. Jusqu’au petit matin, il fallait que dans les âtres domestiques brûle un feu censé être le reflet du soleil sur terre.

Et puis, il est toute une série de symboles. La tenue blanche évoque la propreté, la colombe blanche, la paix. Le feu brûlant dans la cheminée exprime la fortune d’une maisonnée. C’est certainement là, dans les vieilles mythologies, qu’il faut chercher les secrets et les significations oubliées de toutes ces habitudes perpétuées à travers les âges sous le couvert des traditions.

Lorsque j’étais enfant, les célébrations du Newroz n’avaient rien à voir avec celles que nous connaissons aujourd’hui. On ne brûlait pas de pneus pour sauter par-dessus, aucun feu n’était allumé en place publique. Avec le mois de mars, commençait la saison des pique-niques. Avec nos menus « narcisse » à l’œuf cru, à l’oignon sauvage et aux galettes de pain plat, nous allions contempler le Tigre depuis le rocher de Semsiler en dégustant le thé tiré des samovars.

Puis avec la vie étudiante dans les années 1970, l’habitude de conférer un sens politique au Newroz se mua peu à peu en tradition. Cette fête renoua alors avec ce qu’elle était six siècles avant notre ère, à savoir un symbole de lutte contre l’oppression, un symbole de renaissance également. Et puis, devenu célébration-revendication au cœur de la politique kurde, elle ne tarda pas à générer sa propre alternative. Une fête 100 % pur turc : le Nevruz. Répétant les temps immémoriaux où la montagne d’Ergenekon fut percée et la route aux Turcs toute tracée, le Nevruz put tout naturellement se voir accorder un très officiel label républicain.

Finalement, n’est-ce pas grâce à tous ces Kurdes qui décidèrent un jour d’en faire une célébration politique que le monde turco-islamique fut ainsi rendu à une fête si chère qu’il l’avait oubliée ?

Le Newroz donna également lieu à de sympathiques coïncidences. Autrefois, dans nos vieux calendriers religieux à pendule, la feuille du 21 mars portait la mention : « Journée mondiale de lutte contre le racisme ». Par la suite, les éphémères formules de nos archaïques calendriers furent couchées sur les pages de nos modernes agendas. Mais bien évidemment, comme la descente qui mène au racisme est bien plus attirante que la pente par laquelle on s’y oppose, tous ces jolis intitulés ne furent jamais écrits qu’à l’encre sympathique.

En l’an 2000, la « Journée mondiale de la poésie », que l’on fêtait jusqu’en 1999 tous les 21 avril, fut avancée au 21 mars.

En 2001, le Newroz fut suivi et précédé d’autres célébrations. La première semaine de mars fut celle de l’Aïd el-Kebir dans le monde islamique. Il y eut à la même date une fête religieuse juive importante. Et puis à la fin du mois, ce fut la Pâques chrétienne.

Ces coïncidences, ces convergences ainsi que cette ferveur populaire me conduisent tout droit aux vers de Sîrrî Hanim (1814-1877), une poétesse diyarbakiriote qui donna son nom à une école primaire de la ville. Voici ce poème intitulé « Müseddes » que lui inspira le jour de Newroz 1846. Elle avait perdu son fils Rîfat :

"Si sous les doigts d’un soleil jeune les roses de joie s’affolent,
Si les jacinthes en frais éclats rejoignent la farandole
Alors de toutes parts s’élèvent les chants purs du rossignol,
Mais si de mon cœur dur monte le son mort de ma douleur pleine,
Tel un roseau sous le vent gémira le rossignol en peine.
Mon cœur lourd est un bouton de rose rouge éclatant de sang,
Abcès à l’impossible éclosion, fût-il cent mille printemps.
Exprimant ainsi sa douleur atroce, il y a cent cinquante ans, la poétesse ne nous parle-t-elle pas aussi de ces bras et de ces jambes cassés, de ce sang versé, de ces vies données pour seulement célébrer le Newroz ?"
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Ce fut toujours une blessure pour moi que de voir la beauté, les sentiments rendus captifs d'une seule journée, marchandisés. Ainsi la fête des Pères, des Mères et la Saint-Valentin.

Ce type de journée marque le déploiement du mode de vie propre à une société de consommation en perpétuelle croissance. Une fête en chasse une autre. Pour chacune d'entre elles, des programmes de shopping bien spécifiques sont initiés. Les veilles de ces fêtes sont marquées d'une certaine agitation, d'une frénésie. Et les lendemains, les joies et les peines, les brouilles et les rancœurs quotidiennes reprennent le dessus. Jusqu'à la prochaine fois.

Dans le Diyarbakir d'antan, comment faisait-on sans cette journée des amoureux ? Comment les amoureux exprimaient-ils leurs sentiments tous les jours de l'année ? Voilà un peu ce que je voudrais partager, porter au grand jour dans un monde aux valeurs dépréciées, dans un monde où l'amour lui-même est objet de marchandisation.

Au début des années 1970 – mes années lycée déjà évoquées –, pour tout jeune homme de Diyarbakir, une jeune fille vers laquelle convergeaient ses préférences devenait sa "cause". Quand il voulait manifester ses sentiments non pas à la personne qui les inspirait, mais à son entourage, il lançait comme un avertissement : "Vous voyez cette fille… Considérez-la comme ma compagne, c'est ma cause. Vous voilà informés, pas d'erreur."

Ces passions secrètes pour la "cause" se perpétuaient par contumace. En son nom, combien de bagarres a-t-on connues, de têtes fracassées, d'yeux au beurre noir ? Mais il en allait ainsi. Cela en valait vraiment la peine, parce que plus on faisait de bruit autour de la "cause", plus on y mettait du cœur, plus on avait de chance d'attirer l'attention, de susciter l'intérêt de la personne concernée et d'ainsi faire en sorte que soit un jour partagé ce sentiment sans cesse renforcé.
Dans la plupart des cas, la jeune fille n'était pas informée des sentiments qui lui étaient voués. Un garçon proclamant à chaque occasion qu'il aimait une fille avait une formule toute prête à opposer à ceux qui lui conseillaient d'ouvrir son cœur à celle qu'il avait choisie : "Aimer, d'accord, mais sans jamais le manifester."
Il en était d'autres qui se vantaient de suivre, depuis deux longues années, l'élue de leur cœur de chez elle jusqu'à l'école et qui, le soir, parcouraient le chemin inverse. Mais cela suffisait, bon sang. Il fallait désormais s'en ouvrir à cette fille ! On vous lançait alors des réponses du genre : "Aimer au loin, c'est encore le plus bel amour." Comme si faire part de ses sentiments pouvait porter atteinte à cette "étincelle". Et puis enfin, ouvrir son cœur n'était pas "une attitude digne d'une jeune homme, et elle finirait bien par comprendre."
Il en est d'autres encore que leurs amis parvenaient à convaincre d'aller déclarer leur flamme à la fille qu'ils suivaient depuis longtemps. Prenant son courage à deux mains, le garçon se lançait et la fille, spontanément, lâchait un rédhibitoire : "Oh, toi ! Grossier personnage !"
Non sans ironie, bien sûr, voulant signifier par là, un peu comme si leur passion avait duré : "Hé bien, c'était donc cela finalement."
Voilà ces amours diyarbakiriotes, s'enracinant jusqu'à la moelle, des relations irréductibles à une rose d'un jour, à une simple fête. Il fallait vivre sa passion à chaque moment, tous les jours. "Si tu aimes, alors tu aimeras jusqu'à Dieu" nous rappelle un vieux dicton diyarbakiriote.
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Dans les années 1970, je fus témoin de la levée d'un corps d'un cheik renommé. Alors que sa dépouille était lavée dans la cour de la mosquée en face de chez nous, je vis qu'on veillait bien à ne pas perdre la moindre goutte d'eau, que les disciples se les arrachaient, que des récipients entiers étaient remplis avant d'être rapportés chez soi. Quand je demandais la raison d'une telle agitation, on me répondit qu'ils croyaient que cette eau pouvait être un remède à la moindre douleur ou maladie. Voyant cela, l'un de mes impertinents amis décida de baptiser "cheikspirine" cette eau lustrale !
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Les enfants de l'exode sont aujourd'hui les nouveaux visages, les visages fanés de Diyarbakir, des enfants craintifs, toujours marqué d'un indélébile sentiment de culpabilité, silencieux, des enfants graves qui ont grandi tout en rapetissant, se tassant sur eux-mêmes.
Ces enfants comprennent chaque jour plus nettement que dans les ghettos de leurs banlieues, dans ces immensités, la part qui leur échoit n'est qu'un constant surplus de solitude. Pour ces enfants de l'exode, les villes ne sont que les adresses perdues d'identités oubliées.
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Le Newroz (fête traditionnelle kurde du 21 mars) donna également lieu à de sympathiques coïncidences. Autrefois, dans nos vieux calendriers religieux à pendules, la feuille du 21 mars portait la mention : "Journée mondiale de lutte contre le racisme". Par la suite, les éphémères formules de nos archaïques calendriers furent couchées sur les pages de nos agendas modernes. Mais bien évidemment, comme la descente qui mène au racisme est bien plus attirante que la côte par laquelle on s'y oppose, tous ces jolis intitulés ne furent jamais écrits qu'à l'encre sympathique.
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