Avant tout merci Babelio et les éditions Au diable Vauvert pour cette opération Masse critique. Pour une fois, ma critique sera un peu plus longue que d'habitude car j'ai un sentiment partagé au sujet de ce livre. Peut-être faut-il du temps pour le digérer.
"
N'importe où sauf ici", dont le titre original est "Threshold" qui signifie "seuil" (titre du dernier chapitre).
On comprend cette traduction du titre, surtout au dernier chapitre "le seuil". Un homme,
Rob Doyle lui-même, nous raconte ses errances, géographiques et psychédéliques, je suppose réellement autobiographiques. Un homme qui n'est jamais bien nulle part, en tout cas jusqu'à un certain temps. Un homme qui bouge tout le temps (qui passe les seuil des portes) et fuit la réalité par les drogues (lui dirait qu'il recherche une vérité et passe le seuil de la (in)conscience).
La présentation du livre peut paraître un peu déconcertante car les expériences de Doyle ne sont pas racontées de façon chronologique, mais plutôt logique. Une "pastille", sous forme de lettre, écrite au présent et en italique, dans laquelle Doyle s'adresse à une femme, permet habilement de passer d'une expérience du narrateur à une autre (11 expériences, 11 chapitres). Dans ces lettres, nous ne sommes plus dans des souvenirs. Mais tout cela reste un mystère (en tout cas pour moi : peut-être quelqu'un pourra m'éclairer sur celle à qui il s'adresse, son ex ? ou peut-être cela n'a aucune importance ?).
Le gros défaut de ce livre : les longueurs !
Ses pèlerinages sur les pas de ses auteurs préférés (
Georges Bataille à Paris (auteur intrigant),
Bolano en Espagne...), son expérience au festival d'art en Allemagne, les passages sur sa période bouddhiste, la méditation... Beaucoup trop long et des détails sans intérêt (ça n'est que mon avis).
Mais beaucoup de qualités dans cette oeuvre également :
-Elle aborde beaucoup de questions existentielles: le pessimisme, la dépression, le suicide, le cynisme, le spleen, le ressentiment, l'amertume, la solitude, la mort... Rien de bien gai, bien sûr (je ne conseille pas ce livre à ceux qui ont une p'tite baisse de moral). Mais c'est la condition humaine. Et c'est aussi ce que je recherche dans un livre. Il amène à la réflexion.
Il faut savoir où on met les pieds, ou les yeux en l'occurrence, car
Rob Doyle est un torturé, un écorché vif. Il est donc plutôt attiré par le morbide et parle de drogues jusqu'à en faire l'apologie.
Extrait à propos des champignons hallucinogènes :
"Le psilo fait partie des quelques psychotropes que, chargé du poids de l'expérience, j'ai ardemment conseillés à mon entourage et je trouve qu'il est honteux de vivre une vie entière sans avoir expérimenté les merveilles qu'il offre. L'expérience psychédélique, pensais-je depuis longtemps, est si stupéfiante, elle ouvre des perspectives si neuves sur la beauté et l'altérité que vivre et mourir sans l'avoir connue est comparable à n'avoir jamais découvert la littérature, voyagé sur un autre continent ou tenté de s'exprimer dans une langue étrangère."
Il va loin car nous, amis babeliotes, connaissons l'importance de la littérature dans une vie.
-Rod Doyle nous parle aussi de ses passions : la littérature, l'écriture, les voyages, entre ses 20 et 40 ans, aux Etats-Unis, mais surtout en Europe. C'est ce qu'il préfère, l'Europe, dans sa quête d'inspiration pour son "roman".
Il quitte Dublin pour la Sicile, devient prof mais n'écrit rien (un projet de roman autobiographique). Puis se rend à Paris pour écrire sur
Cioran mais se rend compte que c'est une impasse. (Mais il m'a donné au moins l'envie de connaître
Cioran). A Berlin, il compte écrire son "grand roman techno berlinois". Il revient à Paris pour un livre parlant "de sexe, de mort et des clubs dans un Paris post- Bataclan", sans succès. Il se persuade à chaque fois qu'il n'est pas dans le bon pays pour écrire son livre.
Encore ce "
N'importe où sauf ici" ? Et bien oui, car son projet sera enfin d'écrire sur "une célébration de l'ailleurs, de la vie menée n'importe où sauf à l'endroit qui nous a vus naître par hasard".
-Mais avant tout, ce que j'ai aimé, ce sont des passages surprenants et extrêmement bien écrits.
Comme quand il narre une overdose de kétamine (il passe du "je" au "il), avec paradoxalement beaucoup de subtilité.
Quand il parle de ses pensées suicidaires tout en étant le gardien du chat du propriétaire de son logement, un chat qui le méprise alors que Rob l'adore.
La façon dont il parle de Twitter, dont il s'est lassé très vite, ce "jeu" qui lui avait "procuré un plaisir illimité" tout en se demandant " jusqu'à quel point il pouvait être odieux"."Sur Twitter, je me montrais aussi agressif, blessant et haineux que possible."
Le passage sur les rêves lucides.
Etc... Beaucoup de moments captivants.
Des instants de vérité ou des délires de personnes sous emprise de drogues, qui peuvent donner à réfléchir originalement. Tout cela écrit avec énormément de talent, des passages trop souvent furtifs dans ce livre, mais qui feront qu'il me marquera peut-être dans le temps.
Pour résumer, on ne sait pas trop où veut nous mener
Rob Doyle, écrivain atypique, cultivé et talentueux, entre ses passions pour la littérature, l'écriture et l'art, parfois (souvent ?) dans des états alcoolisés ou drogués, bohème et oisif. Un grand enfant, comme il se décrit lui-même.
"
N'importe où sauf ici", sûrement parce qu'il ne se sent heureux nulle part et que, nous même, nous ne savons pas où il nous mène. Un conseil : prenez votre élan si vous voulez vous lancer et accrochez-vous un peu car vous pourriez ne pas le regretter.