Un classique Durassien, même s'il inaugure l'oeuvre littéraire de la grande écrivaine, ça fait du bien.
Parce que la plume, l'intelligence, le talent et un certain regard sont au rendez-vous.
Cette histoire de colons pris au piège des rouages vénaux et corrompus de la colonisation dans l'Indochine des années 20, est rendue passionnante et attachante par le tableau réaliste qu'en a fait
Duras.
Un tableau d'où émerge une nature qui, loin d'être de carte postale, se montre sans concessions à l'égard des plus faibles que sont les colonisés, disponible et exploitable source d'enrichissement pour les colonisateurs. Un tableau où l'on voit s'opérer dans les grandes villes cette scission de classes entre ceux qui, sans scrupules et sans vergogne, pillent les richesses du pays "occupé", au prix de l'asservissement et de la déshumanisation des autochtones.
Un tableau qui n'aurait pas la force que lui confère ce - barrage contre le Pacifique - sans les figures expressionnistes de "la mère", symbole de la lutte sisyphienne contre l'absurde implacable de l'administration coloniale, "Joseph", son fils aîné, jeune et beau garçon tiraillé entre
l'amour mortifère pour une mère devenue despotique, castratrice et maladivement possessive, et
l'amour pour une vie qu'il pressent davantage qu'il ne connaît, "Suzanne" sa belle et jeune soeur, objet de convoitise des hommes qui peuplent cette histoire, et "monnaie d'échange" pour la mère dans sa lutte contre ses échecs et son appauvrissement... M. Jo... jeune fils de colon, richissime imbécile inutile, qui va s'éprendre passionnément de Suzanne, "Lina" riche femme mariée à un homme alcoolique, qu'elle va quitter pour Joseph, dont elle va tomber follement amoureuse, devenant, plus âgée que lui, son amante et un substitut maternel... Il y a aussi "le caporal", Carmen", le fils "Agosti"... mais à vous d'aller à leur rencontre.
Ce livre, outre les thèmes déjà évoqués, traite avec beaucoup de sensualité de celui du corps, de la virginité, de la sexualité, de son "exploitation", celui de l'argent est central, de
l'amour et d'une quête d'un absolu vers lequel on se sent poussé sans l'avoir précisément identifié.
Les personnages sont en permanence tiraillés dans leurs contradictions que, pour la plupart, ils n'arrivent pas à faire émerger du marigot existentiel dans lequel elles sont plongées, à l'instar de Joseph et Suzanne dont la relation frère soeur est imprégnée d'une ambiguïté très "tropicale"...
En conclusion, un excellent bouquin écrit par une
Duras au début de son envol vers les sommets de la littérature.