En lisant "
Hiver à Sokcho" il m'a semblé entrer dans un temps suspendu, dans des paysages en noir et blanc qu'esquissent quelques traits de pinceaux sur une feuille vierge.
L'argument est en est simple, aussi nu que les arbres déshabillés par les vents hivernaux : dans une petite ville de Corée du Sud, à proximité de la frontière avec la Corée du Nord, arrive, de sa Normandie natale, un auteur de bande dessinée en quête de ce qui lui permettra de clore une série d'albums. Une jeune franco-coréenne, la narratrice, l'accueille dans un hôtel décrépi. D'abord curieuse, puis intéressée, puis fascinée et - peut-être amoureuse - la jeune fille épie les gestes, les déplacements, les repentirs du voyageur et les interprète à travers le filtre de sa propre existence. Dans un hiver qui s'appesantit sur cette zone frontalière, le temps semble frémir d'une attente indicible, reflet temporel du no man's land qui sépare deux pays en guerre larvée.
C'est d'ailleurs cette image du no man's land qui me paraît le mieux englober toutes les thématiques présentes dans le premier roman d'
Elisa Shua Dusapin. Coincée entre deux cultures dont elle ne connaît que la maternelle, la narratrice ressent l'appel de l'autre qu'elle identifie à cet homme un peu énigmatique, un peu silencieux, qui refuse de goûter aux plats qu'elle confectionne. Les dessins du voyageur constituent un premier pas, un premier lien, puisqu'ils ressemblent "à des idéogrammes". L'espace affectif s'agglomère à cette même image d'un vide habité d'impulsions contradictoires. A la sensualité délicate des frôlements retenus, des caresses en suspens, répond l'apparente banalité des dialogues et des mots échangés. Au froid extérieur s'oppose la chaleur des chambres minuscules que les fines parois ne suffisent pas à séparer et qui créent un autre lien, plus corporel. Des liens, des déchirures, des lieux transitoires, des passages, des barrières... c'est toute une géographie intime que dessine le récit de ce moment étiré dans une temporalité floue.
En lisant "
Hiver à Sokcho", il m'a semblé entrer dans une estampe en cours de création, une image où les traits s'estompent à mesure qu'ils sont tracés, où les épousailles du noir et du blanc ne cessent d'être ajournées. Comme l'encre sur le papier, la fluidité de l'écriture alterne avec une certaine sècheresse et je me suis laissée envahir par cette atmosphère étrange, faite de paradoxes irréconciliables que pourtant les phrases parviennent à harmoniser.
C'est bizarrement a-posteriori, une fois la lecture terminée, que le charme a vraiment opéré. En convoquant, au moment où j'écris ceci, les souvenirs qu'il me reste, je m'aperçois que j'ai été complètement happée par cette histoire douce et mélancolique et par la façon dont elle est mise en mots. Un roman qui agit comme les haïkus, furtivement, subtilement mais profondément.